Chères lectrices, chers lecteurs, voici la mise à jour sur l'article du brouilleur d'éloquence :
La crise de panique brouillée par Qui Gon Jinn, dans Star Wars épiosde 1 © Lucasfilm
Mais quelle technique utilise donc Qui-Gon Jinn sur Jar Jar Binks ? En regardant la scène et en écoutant ce vénérable maître Qui-Gon, on se rend compte que ce n'est pas un point de pression lié aux arts martiaux.
Pas de doute, c'est bien une technique de la Force : une détente instantanée qui laisse dans un état second la personne paniquée.
Dans ce contexte, on pourrait également nommer cette technique un « brouillage de Force » ou même un « brouillage forcé ».
Qui-Gon Jinn décide d’utiliser la Force pour faire taire la peur de Jar Jar et le faire taire, tout court…
Sans parler de cette Force mystique et spécifique à Star Wars, existe-t-il dans notre monde quelque chose qui puisse faire taire quelqu’un ? sans violence évidemment…
C’est une question très sérieuse que se sont posés les chercheurs japonais Kazutaka Kurihara et Koji Tsukada en 2012. Les travaux ont été soutenus par l’agence japonaise des sciences et technologies (JST). Le professeur Kurihara a orienté ses recherches sur les interactions entre l’homme et la machine. Le brouilleur de parole (speech jammer en anglais) est l’un des fruits de ses études. Non sans humour, le professeur explique qu’il peut parler en tête-à-tête ou devant un groupe mais qu’il a plus de mal à gérer son temps de parole dans un groupe de seulement 4 ou 5 personnes. Il a tendance à monopoliser la parole. Il voulait qu’on puisse lui demander de se taire avec humour et sans faire de vague.
Le système est né sur la base d’un système d’apprentissage d’élocution. Une personne s’exprimait tandis que son discours était enregistré à l'aide d'une caméra et d'un microphone puis analysé sous tous les angles pour obtenir et proposer une correction sur l’écran de l'ordinateur. Cependant, Kurihara trouvait que le système était imparfait car, même lorsque l’écran indiquait « parlez plus lentement », le locuteur ne ralentissait pas forcément.
Il s’est alors demandé s’il existait un mécanisme capable de forcer une personne à parler plus lentement. Dans cette optique, il a ensuite visité le musée national japonais des sciences et de l’innovation dans lequel il a redécouvert le principe du décalage de discours : si vous écoutez le retour de votre propre voix avec un léger décalage, il sera difficile de parler. Un décalage beaucoup plus rapide que si vous écoutiez un écho de votre voix.
Le professeur a donc fait de ce principe un outil en envoyant la voix du locuteur avec un décalage de 0,2 à 0,3 seconde.
Devinez quoi : cela fonctionne ! La personne qui parle reçoit son propre discours avec un décalage grâce à des écouteurs et il lui devient très compliqué de parler correctement. Poussé à l’extrême, le système brouille complètement toute tentative de prise de parole.
Le 20 septembre 2012, le professeur Kurihara a reçu le prix Ig Nobel pour son prototype. Le prix Ig Nobel est une version parodique du prestigieux prix Nobel. Il récompense des recherches qui portent à la réflexion même si elles sortent des sentiers battus et paraissent improbables ou insolites.
Kazutaka Kurihara s’est vu décerner le prix Ig Nobel d’acoustique tandis que son collègue pointait dans sa direction le « pistolet de brouillage ». Une démonstration efficace, pendant que le professeur faisait son discours... en étant hilare ! C'était un véritable succès lors de cette soirée (la vidéo est dans les sources).
Huit ans en plus tard, que reste-il de ce projet ? Le produit n'a pas été commercialisé. En plus de son travail d'enseignant, Kurihara a orienté ses nouvelles recherches vers l'impression 3D. Néanmoins, son projet a muté, été repris et/ou copié sous de nombreuses formes : il suffit de taper « speech jammer » ou un équivalent dans le Goolge Play Store pour s’en rendre compte.
De qualité moindre, évidemment, les applications proposent le même principe que le pistolet japonais, sans toutefois réussir à faire taire aussi efficacement une personne. Pour essayer, il suffit d'installer l'application, de mettre des écouteurs et de parler. Le décalage engendre parfois une élocution assez semblable à celle d’une personne en état d’ébriété… Forcément, avec un tel détournement ludique, les gens ont voulu se filmer… Même si c'est aujourd’hui moins à la mode qu’il y a quelques années, on trouve toujours de nouvelles vidéos sur YouTube !
En décembre 2019, l'armée américaine dépose un brevet sur un concept similaire. Un éventuel rachat de brevet n'a pas été évoqué, même si ce n'est pas impossible. La Navy (la Marine américaine) y voit une utilité afin de développer une "arme" non létale. Baptisé AHAD (interpellation perturbante et acoustique), ce système ressemble en tous points aux travaux de Kurihara, à ceci près que la prise de son pourrait détecter et isoler la voix d'une seule personne, à longue distance.
Cliquez sur le schéma ci-contre pour plus de détails.
Le dispositif pourrait également permettre de viser une seule personne, sans que les personnes qui l'entourent n'entendent le son-retour. Cela permettrait aux forces de l'ordre de faire taire des meneurs lors d'émeutes ou de rassemblements illégaux par exemple.
L'autre utilité - et peut-être le principal objectif de la Navy - est de pouvoir simplement émettre un son perturbant à longue portée en mer.
Cela existe déjà : un bateau de l'armée peut ainsi communiquer ses directives à un bateau cible. Il peut également viser la surface d'un mur ou d'une falaise, ce qui donnera l'impression que le son provient de cette cible.
C'est là qu'entre en scène le dispositif acoustique longue portée (LRAD), également appelés "canons à son". Grâce à un puissant émetteur, les LRAD actuels sont parfois utilisés en mer contre des assaillants de type pirates. Ci-contre, on peut voir un LRAD affecté au destroyer USS Decatur. D'après la photo, il s'agit de l'un des plus puissants LRAD, probablement le modèle 1950XL, d'une portée de 5 kilomètres et d'une puissance de 155 décibels. À titre de comparaison, un tir d'artillerie fait 150 décibels.
Une version moyenne portée (MRAD) a également pu être utilisés sur des foules lors d'émeutes. Ils sont particulièrement efficaces pour le maintien de l'ordre car ils peuvent créer des nausées et des malaises sur les agitateurs. Ils peuvent être également utiles pour communiquer depuis un hélicoptère.
Cependant, les utilisations du LRAD/MRAD et du projet AHAD sont nuancés par quelques défauts :
C'est sans doute pour cette raison que les forces de l'ordre ne se sont pas précipitées pour généraliser l'emploi de ces brouilleurs à grande échelle. Une arme non létale peut rester violente. C'est sans doute pourquoi beaucoup de pays ont fait marche arrière sur le principe ; mais d'autres pays cherchent à le perfectionner...
C'est le cas de la Chine : l'Institut technique de physique et de chimie de l'Académie des sciences semble avoir trouvé une parade aux défauts du LRAD. Le risque de surdité semble avoir été écarté.
En septembre 2019, quelques mois avant le brevet déposé par les américains, le professeur Xie Xiujuan annonçait la création d'un "pistolet sonique". L'arme non létale est alimentée par un tube contenant un gaz inerte. Ce sont les particules de gaz qui, une fois chauffées, vibrent et provoquent un son profond. Les infrasons n'étant pas audibles pour les êtres humains, ils ne risquent donc pas de causer de dommages auditifs. La longueur d'onde de 20 hertz a un effet incapacitant : vertiges, déséquilibre, désorientation, vibration des tympans et des globes oculaires, nausées, vomissements, spasmes intestinaux, ainsi que des résonances dans les organes internes. Que de réjouissances...! Le dispositif serait l'aboutissement de deux ans de recherche et ressemblerait à un fusil qui pourrait équiper les services de police et l'armée. Peu de choses ont été présentées officiellement et l'arme n'est visible que de façon partielle, posée sur une table (photo ci-contre, cliquez pour agrandir). Depuis cette date, le fusil n'a encore jamais été vu, malgré une validation gouvernementale pour une commande massive. Le projet a t'il été abandonné ? La Chine semble privilégier d'autres méthodes.
Ces outils puissants peuvent trouver une utilité inattendue lorsqu'il s'agit de fabriquer un mur sonore dans les fleuves ou les rivières. Cette "clôture bioacoustique à poissons" est composée d'un rideau de bulles.
Une méthode qui rappelle, de loin, la façon dont certaines baleines chassent le poisson.
Mais ce n'est pas tout, car le rideau de bulle est accompagné de flashs lumineux et, surtout, d'un signal sonore de 60 dB. Ce dernier est réfracté de façon uniforme, sur toute la hauteur.
Les poissons ainsi bloqués sont repoussés vers un passage (ou un piège) qui leur est destiné.
Dans le lac de Barkley, la carpe asiatique (espèce invasive) a ainsi pu être piégée afin de lutter contre sa propagation. Cette technique peut également être utilisée pour détourner et ainsi protéger des espèces en amont et en aval des usines qui prélèvent et rejettent leurs eaux dans les cours d'eau.
Brouiller les sens peut donc prendre diverses formes ; de la plus comique à la plus surprenante. Mais Qui Gon Jinn, lui, a vraiment une méthode douce pour faire taire Jar Jar Binks...
Vous pouvez toujours retrouver en un clic l'intégralité du dossier Quand la science rattrape Star Wars.
N'hésitez pas à consulter les sources dans l'article du dossier.
A bientôt dans notre galaxie !