Retrouve moi sous les fleurs de l'arbre Uneti
Chapitre 11
Elle ne s’écarta pas. Elle gardait sa main posée sur lui, elle le regardait, et son regard infiniment grave et clair se perdait dans le sien.
- Reddeck, quand j’étais jeune, à l’époque de l’Empire, je vivais sur Tirsa. C’était un monde magnifique où je n’ai jamais manqué de rien et j’y ai été heureuse à chaque instant. Mais un jour j’ai rencontré un esclave qui travaillait dans les champs de mon père. Je ne lui ai presque rien dit, il ne m’a même jamais parlé, mais je n’ai pas pu l’oublier. Je n’ai jamais oublié la peine infinie qu’il y avait dans ses yeux, et je me suis promise de tout faire pour l’aider. Maintenant je sais que c’était vous Reddeck, je le sais. À cette époque, j’étais insouciante et stupide, et vous, sans rien dire, sans le savoir, vous m’avez montré qu’il y avait d’autres vies que la mienne, des vies dures, des vies brisées, mais des vies qui valent la peine d’être sauvées. Depuis je n’ai jamais cessé d’agir pour que toutes ces vies puissent connaitre la liberté, et leur part de bonheur. J’ai peut-être aidé beaucoup de personnes à sortir de l’esclavage, mais pour chaque vie sauvée, c’est à la vôtre que je pensais...
Encore étranglé d’émotion, il gardait sa main sur la ligne gracieuse de ses épaules. Elle se rapprocha encore de lui.
- Reddeck je me suis faite une promesse et je la tiendrais, qui que vous soyez. Je sais que je ne peux pas faire grand-chose pour vous, je sais que vous voulez vous cacher, disparaitre, et je sais que vous avez raison. Mais je sais que le Sénat et ses alliés peuvent vous protéger, je sais que si vous leur faites confiance, vous serez en sécurité. Et je sais que je peux vous rendre heureux...
Cette dernière phrase, murmurée à voix douce, résonna dans son cœur comme un irrésistible appel. Ce qu’elle venait de dire, il le savait depuis toujours. Oui, elle pouvait le rendre heureux. Et il voulait plus que tout au monde lui rendre ce bonheur. Mais il savait aussi qu’accorder sa confiance à cette lumière trop vive aurait des conséquences qui pourraient être désastreuses.
- Reddeck, si vous me suivez, vous n’aurez rien à craindre. Le sénat est puissant, il vous protègera toujours.
Mais qui la protègerait, elle ? Et qui protègerait l’univers ?
Elle posa sa main sur sa joue rayée de cicatrices.
- Reddeck... je sais que vous avez peur, et je vous comprends, moi aussi, j’ai peur. Mais l’avenir est toujours en mouvement, il peut changer, rien n’est déterminé. Vous pouvez choisir votre avenir. Et moi c’est vous que je choisi.
Reddeck se sentait de plus en plus faiblir à chaque instant. La Force elle-même semblait avoir tissé la galaxie entière autour de cet instant, et paraissait vibrer d’anxiété. Shana s’approcha plus près encore et chuchota :
- Pourquoi n’êtes-vous pas venu au rendez-vous ?
- Quel rendez-vous ?
- Sur Tirsa, dans le sac que je vous ai donné, il y avait un message, je sais que vous l’avez eu. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ?
- J’ai toujours gardé ce papier avec moi, avec une fleur de l’arbre où vous étiez. Mais je ne sais pas lire, je n’ai jamais su ce que disaient ces mots.
Elle éclata de rire, de ce rire adorable qu’elle avait déjà sur Tirsa, quand elle s’amusait avec ses sœurs, et presque brusquement, sans prévenir, elle l’attira vers elle et l’embrassa avec fougue.
Il n’était pas prêt.
Le serait-il jamais ?
Il savait que son destin ne pouvait que se réaliser, mais en cet instant, il n’avait plus qu’un souhait : qu’il se réalise dans l’étincelle de ses yeux, dans l’éclat de son sourire, dans la grâce de son visage. Qu’il se réalise dans l’ardeur de leur don, dans l’inquiétude de leur tendresse, dans la radicalité de leurs élans, dans la brûlure de leur désir, dans la violence de leur ferveur, dans l’absurde d’un amour plutôt que dans les gouffres de la solitude. Et que sa perte soit sa joie, sa flamme et sa gloire.
Toute sa vie il avait été soumis, soumis à ses geôliers et à leurs tortures incompréhensibles, puis soumis à la rage de sa fuite, de sa course éperdue, tendu dans un seul but : se dérober à son destin. Il s’était soumis à tant de maitres et de propriétaires, puis à son travail, et il avait eu la folie de se croire libre.
Et pourtant, la liberté n’avait jamais existé qu’en cet instant où il acceptait de se soumettre à l’inéluctabilité de son destin, et se sachant infiniment faible, impuissant face à l’immensité de la Force, il ne pouvait plus qu’accueillir avec humilité la douceur bouleversante de cet appel qu’elle avait ouvert en lui, la grâce absolue de la confiance qu’elle lui faisait.
Il n’avait jamais été plus libre qu’en ce moment où il ne cherchait plus sa justification à lui, mais sa félicité à elle.
Il n’avait jamais été plus libre qu’en se laissant happer par le destin, en refusant d’échapper à l’univers qui lui tendait son piège d’extase et d’oubli.
Il n’avait jamais été plus libre qu’en abandonnant la galaxie à la malédiction de sa présence, qu’en abandonnant cette malédiction au hasard de leur rencontre.
Il n’avait jamais été plus libre qu’à cet instant où il voulait donner sa vie.
Définitivement, implacablement vaincu, sans plus aucune force pour résister à la violence des torrents de désir qui l’envahissaient, il la serra contre lui et lui rendit son baiser. Il sut que malgré la mort qui planait déjà sur eux, il ne pourrait plus jamais se passer de ses lèvres.
Ils s’embrassèrent, encore et encore, oubliant tout autour d’eux, oubliant l’univers, oubliant que leurs baisers n’étaient que l’aube d’une vie de traque, de fuite, de cachette, oubliant le destin qui les poursuivrait jusqu’en la quintessence de leur amour, jusqu’au plus profond de leur secret, jusqu’à l’intime le plus absolu de leur vie.
Ils oubliaient que leur vie ne leur appartenait plus. Ils oubliaient qu’ils n’étaient plus seuls, mais qu’une multitude jaillissait déjà de leur oblation. Ils oubliaient la froideur des étoiles, les guerres du passé, les destins brisés, ils s’embrassaient. Ils oubliaient qu’en un seul baiser l’univers peut être réduit en cendre.
Sans ne plus penser à rien, sans crainte et sans regret, brûlant d’une force qui ne venait pas d’eux, avides, comme assoiffés, s’abreuvant l’un de l’autre, inconscients de l’univers qui les environnait et ne connaissant plus rien d’autre que la chaleur de leur rencontre, la lumière de leur regard, l’odeur de leurs cheveux, le chant de leur souffle et le gout de leur lèvres, éperdus, et baigné d’un indicible éclat, fous d’amour, ils s’embrassaient.
Reddeck avait oublié sa peur.
Quelque chose l’avait remplacé. Quelque chose qu’il ne connaissait pas. Quelque chose qui ressemblait à l’ardeur qu’il mettait au travail pour oublier ses tourments, qui ressemblait à l’anxiété qu’il partageait avec ses camarades quand ils apercevaient les premières lueurs d’une pierre de feu à travers la roche sombre, qui ressemblait aussi au soulagement à la fin d’une extraction délicate, qui ressemblait à une aube lumineuse et au repos de la fin d’une journée. Une promesse de lumière, une sensation d’apaisement, et pourtant une fièvre qu’il ne parvenait pas à maitriser.
Il ne maitrisait plus rien. Le souffle lui manquait. Son cœur battait violemment, comme pour sortir de lui, vers elle. Son sang brûlait, vibrait. Tout son être semblait comme aspiré par sa présence. Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, il n’aurait même pas l’idée de résister. Il ne voulait que la laisser faire.
Elle dévoilait un peu plus à chaque instant la lumière d’une beauté qui le transperçait. Elle le découvrait, et d’un baiser recouvrait chacune de ses cicatrices, embrassait chacune de ses blessures. Elle lui ouvrait les portes d’un univers où les étoiles ne s’allumaient que pour eux, elle le guidait là où ils n’étaient plus que le vide et la vie, la galaxie et son mouvement, les planètes et leurs soleils, le vent et les nuées, le feu et l’air, l’eau et le sable, la furie des tempêtes et le calme des montagnes, le fracas des orages et la paix des profondeurs, les brasiers infernaux des volcans et la vie grouillante des forêts. Un univers où ils étaient seuls, ne connaissant plus rien que l’être de l’autre, où ils étanchaient leur soif immense l’un de l’autre,
Seul subsistait en eux l’absolue nécessité d’être, encore et encore, et toujours plus l’un a l’autre, sans cesse et inlassablement offert, pris dans un flot bouillonnant d’interminables vagues qui les enchainaient l’un à l’autre, dans un étourdissant tourbillon, sans autre point d’ancrage que le souffle recueilli à l’aube de leurs lèvres brûlées, que la chaleur d’horizon abolis, de frontières pulvérisées, que le sel capté au seuil de l’étreinte dans l’infini territoire des frissons, des caresses et des larmes.
Ils plongeaient toujours plus profondément dans un océan d’inconnu, un monde aveugle et sourd, empli d’ombres douces et de lumières floues, mue par d’invisibles et puissants courants, de variations imperceptibles, un monde peuplé de silence et de secret, un monde qui les coupait du monde et de sa folie, un monde où ils n’étaient plus qu’eux, où rien n’existaient plus qu’eux et l’océan qui les noyait, les protégeait.
Ils se laissaient submerger, la lumière restait sur leurs yeux, se cachait jusqu’en la quintessence de leur amour, jusqu’au plus profond de leur secret, jusqu’à l’intime le plus absolu de leur vie.