Oyez oyez !
Comme pour le Recueil précédent, j'ai décidé d'apporter ma modeste contribution à ce
Star Wars et l'épouvante.
Mais d'abord, quelques mots : lorsque j'ai lu "Star Wars et l'épouvante", je me suis dit 2 choses:
- on va voir des batailles sanglantes avec plein de criminels et de Jedi;
- à tous les coups, quelqu'un va nous sortir un truc avec de la magie Sith et des créatures Sith pas nets.
C'est pourquoi j'ai décidé de ne rien faire de tout cela, pensant qu'on peut trouver autre chose dans le terme "épouvante" que le gore et les manipulations peu orthodoxes de la Force, tout comme on peut traiter "Star Wars" différemment qu'avec des histoires dans l'espace (qui n'a pas pensé à Alien ?) et des criminels.
Aussi ai-je décidé de proposer une nouvelle totalement différente de ce qui a été proposé jusqu'à maintenant ; je tiens à préciser que j'ai ma propre définition du terme "épouvante", car je crois que cela n'implique pas nécessairement d'effrayer le lecteur mais de mettre en scène des personnages et des choses qui inspirent la peur autour d'eux, dans un contexte précis.
Mon histoire n'est donc pas particulièrement effrayante (quoique vous pourriez être effrayé par mon état mental lorsque je l'ai écrite), mais j'ose espérer qu'elle vous perturbera un tant soit peu. Autant vous le dire : je me suis senti coupable à chaque ligne !
À la base, je ne devais même pas la publier dans le recueil mais la proposer sur le forum avec un mot d'avertissement.
Pour mieux comprendre mon choix, posez-vous la question que je me suis posée : Comment ne pas devenir complètement fou lorsqu'on habite sur la planète la plus peuplée de la Galaxie, cerné par la technologie, coupé de la Nature et où l'on ne croise jamais le même visage ?
Cette nouvelle est inspirée du roman de Bret Easton Ellis
American Psycho (1991) et de son adaptation cinématographique sortie en 2001 dans laquelle Christian Bale incarne le golden boy psychotique Patrick Bateman.
Attention: certaines expressions et langages ne sont pas adaptés à un lectorat mineur.
Acromanie
Je m'appelle Datak Nak'tar, j'ai vingt-sept ans. Je vis sur Coruscant, dans un somptueux penthouse de West Egg Grand Center que j'ai acheté principalement pour sa vue sur le quartier du Sénat, devant lequel j'aime siroter un cocktail
tuti kuati le soir, déguster des langoustes Mon Cal et égorger une jeune femme. Je les aime particulièrement fraîches et onctueuses, pour les éventrer avec les mains et les déguster avec un plaisir semblable à celui de gagner de l'argent pour en faire perdre aux autres, savourer lentement ce moment de jouissance durant lequel on se sent puissant, intouchable.
Les choses simples, insignifiantes me rebutent car elles nous forcent à nous tapir dans un conformisme mimétique qui nous rappelle cette coexistence insupportable avec les êtres inférieurs que nous inflige ce monde. Les regards, l'attention, la peur, l'incompréhension, c'est ce qui me fait vivre.
Vous croyez me voir, m'entendre et me parler, peut-être que vous croyez que je vous écoute et que je vous ai chaleureusement serré la main en entrant, vous aviez alors la sensation de sentir l'étreinte d'une chair. Et alors il arrive ce moment où ce regard froid, fixe, terne, m'échappe et vienne transpercer votre expression. Alors vous avez la sensation d'avoir percé à jour l'être qui se dissimule sous cette carapace de chair, vous vous levez avec la sensation de connaître la vérité.
Lorsque vous me parlez je ne suis tout simplement pas là. Je n'existe pas.
Je possède tous les attributs d'un être humain – la peau, le sang, les cheveux –, mais ma dépersonnalisation est si profonde, est menée si loin, que ma capacité normale à ressentir de la compassion a été annihilée, lentement, consciencieusement effacée. Je ne suis qu'une imitation, la grossière contre-façon d'un être humain.
***
Je sors du bureau vers 11h15, j'avais rendez-vous avec Zemo et Kirst à l'Aquilean vers treize heure pour le déjeuner, ce qui me laissait tout le temps pour passer à mon appartement. Je récupère mon speeder garé dans le parking de la Ace Bank et après avoir payé la caissière dans son bocal ridicule je lance le bolide dans la voie périphérique qui passe entre le siège de la IRDG Holding et celui des comlinks tactiles SurfING. Mais le périphérique est bouché à cause des travaux dans l'immeuble de la Tribune Impériale, ce qui m'oblige à me rabattre vers la sortie et la voie du grand carrefour. Je déteste cette voie, on ne peut pas libérer son moteur sans craindre de rencontrer un lourdeau peu attentif. Et puis il y a les aliens qui volent à côté de moi, sans se soucier ni de moi ni de leur infériorité maladive.
Comme je le craignais le trafic est bouché par un accident et la police est déjà sur place, bloquant le tunnel qui mène à mon appartement. Je ne peux pas attendre, pas une insignifiante petite seconde alors je gare mon speeder au premier parking qui se présente sans prendre la peine d'essayer de me souvenir où il se trouve, et je pars à la chasse au taxi. Affolé, crispé, aucun ne s'arrête, et je présente mon doigt à tous ceux dont le temps plus précieux que le mien obligent à m'ignorer, un doigt qui soulage soutenu par un bras vif et impérieux. Oui, ce geste grossier lancé par sa catapulte de chair, il me soulageait.
Un vrai taudis avec une carcasse jaune grouinaillante, fumante, et une allure pathétique presque putassière s'arrête à mes pieds. L'intérieur est gras et est envahi par une odeur de tabac bon marché mais généreux et qui rappelle ces chères années où les death sticks couraient encore les marchés légaux, mais qui me donne une envie irrépressible de brûler ce qui reste de cette épave qui s'envole tant bien que mal.
« ABANDONNE TOUT ESPOIR TOI QUI PÉNÈTRES ICI » peut-on lire, barbouillé en lettres de sang sur la flanc de la Ace Bank, perdue entre les grattes-ciels de la Sienar et du BSI, en caractères assez grands pour être visibles du fond du taxi qui se faufile dans la circulation pour sortir du carrefour, et à l'instant où je remarque l'inscription un bus s'arrête et l'affiche des Bithz Boyz collée à son flanc me bouche la vue mais cela ne me contrarie pas, car je promets cinq crédits au chauffeur s'il monte le son de la radio qui passe Come'ower heer sur WYNN, et le chauffeur, un Dug, obtempère.
***
Mon appartement sent le fruit pourri, mais en réalité c'est l'odeur de ce que j'ai retiré de la tête de Janiss pour le verser dans une coupe, dans l'entrée. La tête elle-même est restée sous le piano, dans un coin du salon, couverte de bouillie de cerveau. J'ai l'intention de l'utiliser comme citrouille pour le Jour des Moissons.
Le reste du cadavre gît sur le divan, empeste la putréfaction et l'alcool, mêlé à du parfum Leechi balmorrien et aux résidus de bâtons de la mort dans ses narines. Le sang coagulé avait traversé l'épaisse couche de flimsiplast disposé par terre, autour du canapé et sous la table basse où traînait un reste de cigare écrasé et des verres brisés, la débauche monstrueusement psychotique dans toute sa splendeur, caractéristique des soirées entre yuppies défoncés et catins de la haute, dévergondées, facilement amadouables avec des chemises haute couture et le scintillement factice d'une carte Core Express Credit qui m'a bien servie à gratter sous sa manucure faussement esthétique des restes de rideaux en toiles de shaak teintés d'hémoglobine.
J'enfile une blouse de chirurgien qui pendait dans la salle de bain, pour ne pas salir mon costume aldérandien, et j'en profite pour prendre un cachet que j'engloutis avec un verre de brandy qui traînait à côté. Je pars à la recherche des morceaux de Janiss que j'ai éparpillés autour du divan. Il y en a un peu partout : un œil sur la table, des dents dispersées dans le séjour ; il faut que je nettoies vite parce que les taches pourraient s'incruster dans le sol et ce serait la fin de mon marbre hors de prix, et soudain cette idée me file une angoisse que j'évacue avec un fond de soda tiède dans un gobelet que je ne me souviens pas avoir commandé. Et là les morceaux de lekkus que je retrouve flottant dans le bac à poissons me rappellent comment j'ai terminé cette nuit-là, ou celle d'avant encore, avec une hache et séparant la tête de son corps de prostituée. Cette catin qui a ruiné ma parure de divan en cuir de nerf que j'ai acheté dans une galerie à Aldera, en même temps que quelques costumes de villes, des mocassins tressés en phalone, et un pied de lampe incrusté de diamants avec lequel j'ai fracassé le crâne d'un clochard en sortant de la boutique et que je croyais bien avoir laissé là-bas.
Sa carcasse éventrée pue tellement que je suis obligé de gaspiller mon déodorant au corail de terre de Rugosa pour me désimprégner de cette odeur insoutenable qui me rappelle celle d'un petit-déjeuner infect déjà assez horrible à regarder, et le dîner de la veille, rien qu'en pensant au repas que j'allais partager à l'Aquilean avec deux collègues tout aussi repoussants.
Je glisse le cadavre dans une housse avec tous ses restes sans faire attention à mes mains couvertes de sang, pensant probablement que j'avais déjà enfilé des gants qui à l'heure actuelle embellissent chez le teinturier. Je traîne la masse vers la sortie et dans le couloir sur les quelques mètres qui séparent ma porte de l'ascenseur. Il y a un sas de maintenance sur lequel est inscrit « ACCÈS RÉSERVÉ AU PERSONNEL » et je m'engouffre dans un escalier de service vers la baie de chargement où je trouve une benne à moitié vide et où je dépose le sac. Je pousse la benne de toutes les forces de mon corps sculptés vers la porte du hangar, et elle s'envole, se précipitant violemment dans le vide vers les bas-fonds où personne ne se souciera du corps de cette catin s'écrasant au sol, au milieu des clochards et des camés.
***
Aujourd'hui la conversation tourne autour du dernier holo de Raz Luhman, que je n'ai pas vu ; de certaines critiques gastronomiques, que j'ai lues ; de l'holographe Coruscanti dont les œuvres me rebutent mais que tout le monde sur la Place du Sénat s'arrache, et moi-même j'en possède quelques exemplaires ; de ce nouveau restau jawanais au carrefour des grandes avenues ; du mérite comparé des potins de la Tribune et du News. Il s'avère que Zemo et moi avons une relation commune, une serveuse de Rokrul sur Nelvaan que j'ai violée avec une bombe de laque quand j'y suis allé skier aux dernières fêtes des Lumières. L'Aquilean est bondé, le bruit assourdissant, l'acoustique pourrie à cause de la hauteur du plafond et si je ne m'abuse le vacarme est soutenu par Black Banthas version new age, déversé à pleins tubes par les baffles fixées en l'air à chaque coin de la salle, ce qui m'oblige à penser au dîner de ce soir et à la personne avec qui je vais le partager.
Ma tête est déjà au bureau et au postérieur de la secrétaire, et je suis assis sur mon divan dans le bureau, comme si je n'avais jamais pris ce déjeuner affreux avec deux collègues dont je me suis efforcé d'oublier rapidement les noms. Derrière le rideau j'aperçois l'ombre de la secrétaire qui fait des photocopies, et derrière moi le soleil transperce la baie vitrée, la lumière atteint ma montre qui la renvoie ensuite dans la face de Palpatine, cloué sur le mur, que l'administration nous oblige à afficher. « Enfoiré de donneur de leçon » pensais-je, mon cou brûlant à cause du soleil et la sueur coulant le long de ma nuque, et je ne sais toujours pas où je vais dîner ce soir. J'attrape un pager pour y feuilleter des adresses dont la plupart me font tirer la langue et cracher par terre, puis mon doigt glisse doucement sans que je ne le contrôle sur une icône en haut de l'écran, et je bascule sur une liste de contacts dans laquelle je cherche machinalement une victime ou deux.
Je me lève et je me rassois, et je me lève, je ruisselle, je titube et je ne sais pas pourquoi, parce que cette journée ne se passe pas comme les autres ou parce que j'ai avalé quelque chose de pas frais, ce qui ne m'étonne pas au début, puis je me souviens que je n'avais rien pris en voyant le menu, « mais avec qui ? ». Je me rassois et je me lève, cherchant Pati ou Nelly ou Gabbi, la secrétaire, du regard, et elle se tient derrière moi, me tendant un relevé d'honoraires dont je me fiche mais qui paraît important, au moins pour acheter un nouveau speeder car je ne sais plus où j'ai garé l'ancien. Et sans réfléchir je la regarde hausser les épaules et je dis « Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? ».
Je ne prends pas le temps d'entendre sa réponse parce que j'étais trop occupé à me rasseoir et à chercher une adresse dans l'annuaire. « Où voulez-vous aller dîner ? », elle ne répond pas, elle regarde au plafond, balançant ses hanches de gauche à droite, les mains derrière le dos et elle hausse les épaules, ce qui m'énerve ; « Où vous voulez » dit-elle, ce qui m'énerve encore plus et, exaspéré, j'attrape un comlink avec un début de numéro en tête. Il fait si sombre, alors je réalise que j'avais mis mes lunettes de soleil sur le nez à cause de la lumière qui m'insupporte et qui devient de plus en plus persistante à mesure que je perds patience. « Une idée, vite ! » fais-je tout bas, et soudain la secrétaire debout en face de moi a une idée : « Au Ruuso ». Elle le dit avec fébrilité et envie, une lueur brillant dans ses yeux bleus, parce qu'elle sait à quel point c'est difficile d'avoir une table au Ruuso le soir, même en réservant un an à l'avance. Et parce que je n'ai jamais réussi à avoir une table, même en réservant un an à l'avance.
« Ah, au Ruuso, vous ne connaissez pas le Ruuso » lui dis-je, et elle me répond avec un sourire naïf en haussant les épaules. J'essaye de ma calmer en croisant les jambes et je lui lance mon plus beau sourire en réponse et fébrilement je compose le numéro du Ruuso. Un type qui dit s'appeler Leny me répond et j'imagine déjà sa pointe d'amusement en formulant ma requête, et le gars, au bout du fil, me rit au nez.
Je range le comlink dans une poche de mon pantalon tandis que Pati ou Nelly ou Gabbi n'avait pas bougé même en voyant une moue sauvage apparaître sur mon visage. « À huit heures », elle ne comprend pas et moi sans réfléchir je lui dis que tout est arrangé, que nous avons une table au Ruuso là où il est impossible d'avoir une table. Puis la lueur dans ses yeux disparut, laissant place à l'incompréhension.
***
Et au milieu de l'après-midi, je me retrouve dans une cabine incomm à un coin de rue, quelque part dans les bas-fonds du Centre, je ne sais pas où, en sueur, avec une migraine lancinante qui bat sourdement dans ma tête, saisi d'une crise d'angoisse de première catégorie, fouillant mes poches à la recherche d'un Cupcs, d'un Xorox, d'un Alxion qui traînerait là, ou de n'importe quelle pilule, ne trouvant que trois Nuprin éventés dans une boîte Cacroix, trois Nuprin que je me fourre dans la bouche et que je fais glisser avec un Diet Kola, et dont, ma vie en dépendait-elle, je ne pourrais dire ce qu'ils font là, ni d'où ils viennent. Oublié avec qui j'ai déjeuné et, plus grave encore, où. Avec Smaugh Eskolar, au Joy Star ? Avec Rupp Cosios, au Sofistel le nouveau bistrot de Dommistros Khanick à Tribeca ? Ou bien avec Danzy Moral, à l'Urshaada ? Ou encore avec Gamblin LaChance, au Contra à HoNo ? Ai-je commandé le sandwich de brioche aux perdreaux avec des tomates séchées, ou une grande assiette de blattes à la sauce blanche ? « Mon Dieu, je ne me souviens pas. » Je gémis.
Je sors précipitamment de la cabine, le walkman autour de mon cou m'étrangle soudain, comme un boulet attaché à ma gorge et la musique qui en sort, du Dizzy Gillespee dans les années moins quarante qui me vrille les nerfs et je le jette dans la première poubelle qui se met dans mes jambes, et reste là, accroché au bord de la poubelle, respirant lourdement, la mauvaise veste nouée autour de ma taille, contemplant le walkman qui marche toujours, tandis que le soleil fait fondre la mousse sur mes cheveux, qu'elle se mélange à la sueur qui ruisselle sur mon visage, et je sens le goût de la mousse en passant ma langue dans mes lèvres : elle est bonne, la mousse, et me voilà soudain la proie d'un appétit dévorant, et je passe ma main dans mes cheveux et me mets à lécher ma paume avec avidité tout en remontant l'avenue qui porte un numéro indéchiffrable, sans voir les vieilles qui distribuent les tracts, ni les magasins de jeans, d'où la musique braille et s'échappe et se déverse dans la rue, tandis que les gens accordent les gestes au rythme de la chanson, un tube de Mando'a, Mando'a qui crie Laisse-moi festoyer avant d'aller me faire descendre..., que les coursiers à speedbike filent comme des flèches et, immobile à un coin de rue, je leur jette des regards furieux, mais les gens passent sans rien voir, ils ne font pas attention, ils ne font même pas semblant de ne pas faire attention, ce qui me calme un tant soit peu, assez pour me diriger vers la quincaillerie la plus proche afin d'acheter une théière, et à l'instant même où je crois être revenu à mon état normal, avoir retrouvé mes moyens, mon ventre se tord, et me voilà pris de crampes si violentes que je titube jusqu'à la première entrée d'immeuble où je me dissimule, plié en deux, les bras serrés autour de la taille, mais la douleur disparaît soudain, aussi vite qu'elle était apparue, et, me redressant, je me précipite dans la première quincaillerie venue, où j'achète un assortiment de couteaux de boucher, une hache, une bouteille d'acide chlorhydrique, avant d'entrer dans une animalerie un peu plus bas, où je fais l'acquisition d'un goret et de deux womps blancs que je projette de torturer avec les couteaux et l'acide mais, à un moment, plus tard dans l'après-midi, j'ai oublié le sac avec les womps dedans, tandis que j'achetais des bougies, à moins que je n'aie finalement acheté une théière.
À présent je remonte la 1138ème et des poussières à grands pas, en sueur, gémissant tout bas, repoussant les gens qui se mettent sur mon chemin, l'écume aux lèvres, le ventre tordu par des crampes abdominales qui sont peut-être dues aux amphés, mais cela m'étonnerait ; puis, un peu calmé, j'entre dans une échoppe et parcours les rayons en tout sens, volant au passage une boîte de jambon en conserve et un paquet de clopes à filtres longue durée que je dissimulent sous ma veste avant de sortir très calmement pour aller me cacher plus bas dans la rue, dans le hall du Sienar Building, où je force la boîte à l'aide de ma carte sans accorder la moindre attention au gardien qui semble tout d'abord me reconnaître puis, me voyant commencer à manger le jambon à pleines mains, me fourrant dans la bouche des poignées de viande rose et tiède, qui reste collée sous mes ongles, menace d'appeler la sécurité. Je file, me voilà dehors, en train de vomir tout le jambon, appuyé contre une affiche placardée sur un arrêt de bus, et j'embrasse l'affiche, le joli visage dessiné, ses lèvres, barbouillant de traînées de bile sombre son minois ravissant, d'une grâce toute simple, ainsi que le mot « GOUINE » gribouillé au-dessous.
Je défais mes bretelles, ignorant les clochards qui m'ignorent, et remonte l'avenue, titubant, mais des gens, des endroits, des magasins se mettent sans cesse sur mon chemin, et quand dans la je-ne-sais-combientième rue un dealer me propose du crack, je sors machinalement une barre de cinquante et l'agite sous son nez, et le type fait « Oh la vache ! », éperdu de reconnaissance, et me serre la main, me glissant dans la paume cinq ampoules que j'entreprends d'avaler toutes sous le regard faussement amusé du dealer qui tente de dissimuler sa profonde angoisse, et que j'attrape par le cou, coassant « Le meilleur moteur c'est celui du Fyord SBM 750 iL ! », puis je me dirige vers une cabine et me mets à raconter n'importe quoi à l'opératrice avant de me décider à éjecter ma carte, me retrouvant soudain en ligne avec la réception de Xclusive, annulant un rendez-vous pour un massage que je n'ai jamais pris. Je parviens à retrouver mon calme en contemplant mes pieds, chassant les rats à coups de mocassins et, sans y prendre garde, j'entre dans un restaurant minable perdu dans 1313ème et, toujours aussi secoué, ahuri, en sueur, me dirige vers une petite grosse, une vieille aussi, et atrocement habillée. Elle me conduit à une table abominable, au fond, près des toilettes et, lui arrachant le menu des mains, je m'installe précipitamment dans un box, sur le devant. Sentant une serveuse près de moi, je passe ma commande, sans lever les yeux : « Un cheeseburger. Je voudrais un cheeseburger, pas trop cuit ». « Désolé, Monsieur, pas de fromage. » Je ne vois pas du tout ce qu'elle veut dire. « Très bien. Donnez-moi un cheeseburger sans fromage avec du fromage balmorrien, par exemple, et... Ô bon Dieu... ». Je sens les crampes qui reviennent. « Pas de fromage, Monsieur, dit-elle. Mauvais... ».
« Mais bon Dieu, c'est un cauchemar ou quoi, espèce de gouine ? fais-je à voix basse. Du fromage blanc, vous en avez, du fromage blanc ? Apportez-en. ». « Je vais chercher le patron », dit-elle. « Bon, comme vous voudrez, mais en attendant, apportez-moi quelque chose à boire » fais-je d'une voix sifflante. « Oui ? », demanda-t-elle. « Un... un lait bleu. Un lait bleu à la vanille. » « Pas de lait bleu, dit-elle. Je vais chercher le patron. ». « Non, attendez. ». « Je vais chercher le patron, Monsieur. ». « Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ? » fais-je, écumant ma platine déjà posée sur la table graisseuse. « Pas de lait bleu. Périmé. » dit-elle, lippue, une des ces milliards de créatures ayant défilées sur cette planète. Je hurle, éclaboussant de salive le menu ouvert devant moi. Elle me regarde sans réagir. Elle s'éloigne pour aller chercher le patron, et quand je le vois arriver, copie conforme de la serveuse, en chauve, je me lève et hurle : « Allez vous faire foutre, bande d'enfoirés ! », et sors en courant du restaurant.
Mon estomac continue de hurler de douleur, me suppliant de le remplir avec quelque chose, quand l'envie de fumer me vient tout à coup, sûrement à cause du crack que ce dealer m'avait refilé, et quand je presse la capsule dans le filtre, une odeur nauséabonde se répand dans ma gorge puis mon estomac, et je tousse et recrache tout à chaque bouffée, m'empressant de jeter la clope dans le caniveau et le paquet avec.
C'est alors que je me rappelle des animaux que je voulais égorger avec des couteaux de cuisine et que j'avais oublié je ne sais où, mais, autour de moi, je ne pouvais voir aucune animalerie, seulement des panneaux indiquant la direction d'un zoo, où je me précipite sans réfléchir, titubant, mon estomac grondant toujours plus fort, et repensant, je ne sais pourquoi, au type du Ruuso qui m'avait rit au nez.
***
Cette sensation désagréable disparaît lorsque j'arrive en face de la grille du zoo, où le gardien me laisse entrer voyant que la somme que je laisse au comptoir est beaucoup trop importante, et, instinctivement, je me dirige vers l'enclos des volatiles. Un autre gardien leur jette des poissons morts, et un attroupement se forme autour du bassin, essentiellement des adultes, certains accompagnés d'enfants. Sur le grillage, un panneau rappelle : « L'ARGENT PEUT TUER. LES PIÈCES, BARRES OU PUCES DE CRÉDITS AVALÉS PEUVENT SE LOGER DANS L'ESTOMAC DE L'ANIMAL ET PROVOQUER DES ULCÈRES, DES INFECTIONS, ET LA MORT. NE PAS JETER DE CRÉDITS DANS LE BASSIN. » Je jette une petite poignée de crédits dans le bassin, pendant que les gardiens ont le dos tourné. Je n'ai rien contre les kwazel maw, c'est la joie du public devant eux qui me dérange. La chouette blanche a exactement les mêmes yeux que moi, surtout quand elle les écarquille. Et comme je demeure là, immobile, la fixant du regard derrière mes lunettes de soleil baissées, un message tacite passe entre moi et l'oiseau – et je ressens une sensation bizarre, une sorte d'urgence très étrange qui génère ce qui va suivre, et qui débute, a lieu et finit très rapidement. L'ombre fraîche de la maison des aiwhas – « Au bord de la banquise », annonce le zoo, non sans prétention – contraste nettement avec la moiteur du dehors. Les aiwhas se laissent glisser languissamment dans l'eau, derrière les parois de verre contre lesquelles s'agglutinent les spectateurs. Ceux qui restent sur le rocher, sans nager, paraissent abrutis, harassés, morts d'ennui ; ils se contentent de bâiller, s'étirent parfois. La sono diffuse de faux bruits d'aiwhas, des cassettes probablement, et on a augmenté le volume, car la salle est bondée. Ils sont mignons, les aiwhas. J'en vois un qui ressemble à Palpatine.
Un enfant, cinq ans à peine. Il est en train de finir une friandise. Sa mère lui dit de jeter l'emballage, puis reprend sa conversation avec une autre femme, accompagnée d'un enfant à peu près du même âge. Tous trois plongent leur regard dans le bleu sale du bassin des aiwhas. L'enfant se dirige vers la poubelle située dans un coin sombre, au fond de la salle, et derrière laquelle je suis à présent tapi. Il se dresse sur la pointe des pieds, et jette soigneusement le papier dans la poubelle. Je chuchote quelque chose. L'enfant m'aperçoit et demeure ainsi, immobile, à l'écart de la foule, légèrement effrayé, mais fasciné, et muet de stupeur. Je le fixe aussi. « Veux-tu... un biscuit ? » fais-je, plongeant la main dans la poche. Il hoche sa petite tête, lentement, en haut, en bas, mais avant qu'il n'ait eu le temps de répondre, une immense vague de fureur balaie ma conscience et, tirant le couteau de ma poche, je le poignarde prestement au cou. Ahuri, il recule dans la poubelle, gargouillant comme un nouveau-né, sans pouvoir crier ni pleurer, à cause du sang qui commence à gicler de sa blessure. Certes, j'aimerais bien voir mourir cet enfant, mais je le pousse à terre derrière la poubelle, avant de me mêler à la foule, l'air de rien, et touche l'épaule d'une jolie fille, lui désignant en souriant un aiwha qui se prépare à plonger. Dans mon dos, un regard attentif verrait les pieds de l'enfant qui s'agitent derrière la poubelle. Je surveille d'un œil la mère qui, au bout d'un moment, s'apercevant de l'absence de son fils, commence à scruter la foule autour d'elle. De nouveau, je pose ma main sur l'épaule de la fille qui sourit et hausse les épaules d'un air d'excuse, je ne sais pas pourquoi. Lorsque sa mère l'aperçoit enfin, elle ne crie pas car, ne voyant que ses pieds, elle s'imagine qu'il se cache pour jouer. Elle paraît tout d'abord soulagée de l'avoir retrouvé, et se dirige vers la poubelle en disant : « Tu joues à cache-cache, mon chéri ? » d'une voix attendrie. Mais de là où je me tiens, derrière la jolie fille, dont je viens de m'apercevoir que c'est une étrangère, une touriste, je vois le moment exact où la mère change de visage, effrayée soudain et, balançant son sac à main derrière son épaule, elle écarte la poubelle, découvrant son fils, le visage complètement recouvert de sang, ce pourquoi l'enfant a du mal à cligner des paupières, tandis qu'il se tient la gorge à deux mains, agitant les jambes, mais plus faiblement à présent. La mère émet un son – que je ne pourrais pas décrire –, un truc aigu, qui finit par un cri.
Quelques personnes se retournent tandis qu'elle se jette à terre à côté de son fils, et je m'entends crier, d'une voix bouleversée : « Je suis médecin, je suis médecin ! » et, m'agenouillant aux côtés de la mère, sous les regards intéressés d'un cercle de curieux, je la force à lâcher l'enfant qui gît à présent sur le dos, cherchant en vain à reprendre son souffle, le sang jaillissant régulièrement de son cou, formant un arc rouge, faible, qui vient détremper sa chemise. Tout en tenant la tête de l'enfant avec vénération, prenant garde à ne pas me tacher, je me rends vaguement compte que si quelqu'un demande du secours, et qu'un vrai docteur est dans le coin, l'enfant a de bonnes chances d'être sauvé. Mais rien ne se passe. Je continue de lui tenir la tête, imbécilement, tandis que sa mère – plutôt moche, le genre tatouinienne, grosse, faisant des efforts pathétiques pour être chic, avec un pantalon griffé et un vilain pull-over de laine noire à motif de feuilles – crie « faites quelque chose, faites quelque chose, faites quelque chose ! », tous deux inconscients de la pagaille, des gens qui commencent à crier dans tous les sens, reportant toute notre attention sur l'enfant agonisant. Tout d'abord assez content de moi, je me sens soudain secoué par une violente décharge de tristesse, d'accablement, en me rendant compte à quel point il est gratuit, et affreusement douloureux de prendre la vie d'un enfant. Cette chose devant moi, cette petite chose qui se tortille et qui saigne, n'a pas de vraie histoire, pas de passé digne de ce nom, rien n'est vraiment gâché. Il est tellement pire et plus satisfaisant de prendre la vie d'un être qui a atteint ses belles années, qui est déjà riche des prémisses d'un destin, avec une épouse, un cercle d'amis, une carrière, quelqu'un dont la mort affectera beaucoup plus de gens que ne le fera la mort d'un enfant, ruinera peut-être beaucoup plus de vies que la mort dérisoire, minable, de ce petit garçon. Dans l'instant, je ressens le désir presque incontrôlable de poignarder également la mère, qui est en pleine crise d'hystérie, mais je ne peux rien faire...
Un homme s'assit à son tour autour de l'enfant, trop mal habillé pour être un médecin, vêtu d'une blouse blanche et d'un badge disant « Vétérinaire du zoo » ; lui pouvait sauver l'enfant, et je ressentais alors le désir irrépressible de le voir finalement mourir sous les yeux de sa mère et d'un homme qui aurait pu lui sauver la vie. Il me regarde bizarrement, tout en essayant de réduire l’hémorragie avec ses mains gantées, voyant que je ne tentais rien pour le sauver. Il me demande si je suis médecin, et, ne pouvant lui répondre, je ne songe plus qu'à courir, à toute vitesse, m'enfuir et oublier cette mauvaise journée. « Vous êtes médecin ? » insista-t-il, mais je ne pouvais pas m'en aller, alors je sors la première carte qui se présente sous mes doigts et je l'agite rapidement devant lui, en espérant qu'il soit trop occupé par le gamin mourant pour gober le stratagème, et je pars, prétextant que je vais chercher de l'aide, et il me suit du regard, m'agrippant au col alors que j'essayais de me lever ; « Vous n'êtes pas médecin ! » dit-il, et je ne comprenais pas, je ne comprenais plus rien, ni ça ni les regards dans la foule qui se jetaient sur moi, je veux juste m'en aller. Et la sécurité du zoo arrive, alors le médecin s'empresse de me signaler en me traitant arbitrairement de meurtrier, et je cours, là où mon instinct me dit d'aller, vers une cabane au milieu du zoo. Il fait sombre, terriblement sombre, et j'aperçois finalement une lueur au-dessus de ce qui semble être une porte, me voyant déjà en dehors du zoo, rentrant chez moi et oubliant cette mauvaise journée, enfin.
Et au-dessus de la porte, masquée par des tentures de velours rouges, il y a un panneau, et sur ce panneau, en lettres assorties à la couleur des tentures, est écrit : « SANS ISSUE ».