Les cheveux coupés en une très haute brosse formant une superbe crinière rouge vif autour de son crâne, la jeune theelin dévisagea son maître lorsque celui-ci parut en haut du sombre escalier qui remontait des souterrains de la forteresse. Ses paupières et ses lèvres étaient mises en relief sur la pâleur rosée de sa peau par une peinture noire, et ses dents, d'un blanc immaculé, étincelaient en un sourire carnassier. La poitrine généreusement galbée, enserrée dans une tenue violette moulante et largement échancrée au niveau du corsage, c'était une splendide humanoïde dont les formes sensuelles ne pouvaient laisser insensible toute personne qui appréciait la féminité chez une créature. D'ailleurs, la theelin savait en profiter et en jouait habilement autant que de besoin, sans aucune retenue ni vergogne, s'habillant perpétuellement d'une façon voyante et si provocante qu'elle ne cachait pratiquement rien de sa superbe anatomie. Prête à tout pour arriver à ses fins, il lui était déjà arrivé de passer une nuit torride avec un humain ou une créature, mâle ou femelle, avant de le décapiter au petit matin d'un coup de sabre laser. Assise nonchalamment dans un fauteuil, elle jouait du bout des doigts avec ses petites cornes réparties en groupe de trois de chaque côté de ses tempes.
— À voir votre air sombre et tourmenté, j'en déduis que votre entretien avec le prêtre ne s'est pas déroulé comme vous l'auriez souhaité, Maître.
Zarek grogna son mécontentement en fusillant du regard son apprentie et claqua plusieurs fois des mains pour appeler un serviteur qui accourut aussitôt.
— Sroot, sers-nous à manger et à boire, et vite !
L'étrange et haute créature, au corps rond recouvert d'une épaisse fourrure bleue et aux longues jambes fines, ouvrit sa large bouche garnie de dents proéminentes, de laquelle sortit une sorte de mélodie, non articulée, de tonalité grave.
— Ce que tu voudras, pourvu que ce soit bon ! répondit Zarek.
La créature sortit.
— Il est mort, l'imbécile, s'écria l'homme avec colère, mort sans dire un mot. Ces prêtres sont des fanatiques qui endurent tout plutôt que de trahir le secret dont ils sont les gardiens. Et moi, Darth Zarek, seul Sith sur cette misérable planète, je ne parviens pas à leur arracher ne serait-ce qu'un indice qui pourrait me mettre sur la voix.
— Peut-être devriez-vous changer de stratégie, Maître ?
Le Sith se laissa tomber dans un grand siège qui tenait plus du trône que du fauteuil et ferma un instant les yeux pour se calmer. Cela ne dura que quelques secondes. Lorsqu'il les rouvrit, son visage s'était détendu et un sourire faussement affable était revenu sur ses lèvres. Il prit un air sarcastique.
— Diva, la fidèle apprentie que j'ai ramenée du sombre gouffre de l'oubli dans lequel son imprudence l'avait fait glisser, va apprendre à son Maître, c'est-à-dire moi, comment mener sa barque !
La theelin tiqua à ce rappel et prit un air renfrogné.
— J'étais encore une enfant ! D'ailleurs, si je n'avais pas bu l'eau de l'oubli avant vous, c'est vous qui auriez fini dans ce gouffre, Maître. En d'autres termes, je vous ai sans doute sauvé la mise.
— C'est une façon de voir les choses, apprentie. Il est vrai que l'eau de cette planète semble avoir un effet… indésirable, la première fois qu'on en boit. Ainsi que me l'a expliqué la vieille guérisseuse chez qui je t'avais emmenée, elle absorbe les souvenirs comme une éponge absorbe un liquide, remettant à zéro la mémoire de l'imprudent qui en a ingurgité. Celui-ci est ensuite plongé dans une forme de coma superficiel durant plusieurs jours pendant lesquels il est réceptif à toute parole capable de lui reforger des souvenirs artificiels, quels qu'ils soient. Tout ce qu'on lui dit, il se l'approprie comme ses propres souvenirs… nouveaux souvenirs, devrais-je dire. C'est extraordinaire et inédit à ma connaissance dans la galaxie.
— Je me suis toujours demandée si vous m'aviez redonné les bons souvenirs ou si vous en aviez inventés d'autres ? Finalement, après cette expérience, je ne sais plus si je suis moi ou quelqu'un d'autre.
— Apprends à me faire confiance, apprentie. Je t'ai rendu tout ce que je connaissais de toi… et c'est largement suffisant pour ton apprentissage de Sith.
Zarek croisa les mains derrière sa tête et s'enfonça dans son siège l'air rêveur. Le passé remonta à ses yeux.
Darth Zarek n'avait jamais été bien vu à la cour de l'Empereur malgré sa descendance Sith. Il n'avait qu'un goût modéré pour les intrigues et la politique tordue auxquelles s'adonnaient tous ceux qui rêvaient de prendre la place de quelqu'un d'autre, plus haut placé qu'eux dans la hiérarchie Sith. Il prisait peu la guerre, et lorsqu'il était sorti de l'académie Sith de Korriban, il était classé parmi les derniers dans la catégorie "combat au sabre laser". Zarek était plutôt un scientifique, explorateur dans l'âme, géographe, astrophysicien et spécialiste des langues et des artéfacts. Il parlait un nombre impressionnant de dialectes en tout genre dont certains n'avait plus cours dans la galaxie, ce qui l'exposait à la risée de ses détracteurs qui trouvaient ses efforts inutiles et vains. Néanmoins, ses travaux finirent par s'avérer payants lorsqu'il découvrit, à force de recherches, calculs et explorations solitaires, plusieurs nouveaux systèmes habités que l'Empire s'empressa d'annexer "pour leur bien". Il reçut à cette occasion le titre de Darth et fut autorisé à former un apprenti en la personne d'une jeune theelin de onze ans nommée Diva Shaquila, qui l'accompagna à compter de ce jour partout dans la galaxie.
Un jour, Zarek avait découvert l'existence d'une anomalie extra galactique qui n'intéressait personne, une nébuleuse géante de la taille d'un petit système stellaire, et il avait intrépidement mais logiquement décidé d'aller l'explorer. Les nébuleuses recélaient parfois de grosses surprises, comme les neebray mantas qui vivaient dans la nébuleuse de Kaliida, et leur traversée était toujours délicate, voire dangereuse. Zarek pécha par excès de confiance et s'engagea dans cette exploration en solitaire, hormis son apprentie, et en secret, ne voulant pas hypothéquer le mérite d'une possible découverte inédite dont l'Empereur saurait bien le récompenser. Il y avait à la cour, bien trop de gens qui étaient passés maîtres dans l'art de s'approprier les découvertes des autres pour les dépouiller de leur gloire. Il ne réalisa son erreur que lorsqu'il s'écrasa sur Édena, les circuits électriques de son vaisseau ayant été court-circuités par le champ électromagnétique de la nébuleuse. Cela faisait dix ans déjà.
Comme il venait de l'évoquer devant Diva, cette dernière avait été la première à s'abreuver de l'eau pure de la planète et en avait subi un effet surprenant autant qu'étrange. Dans le village où il avait l’amenée, une vieille femme lui avait exposé la raison pour laquelle son apprentie était tombée en léthargie. Si l'eau de l'oubli n'altérait pas les facultés apprises, comme la parole, le sens de l'écriture, de la lecture, ou les compétences innées… elle effaçait le reste des souvenirs, rendant la personne malléable et sensible à la moindre forme de suggestion orale qu'elle s'appropriait immédiatement en tant que nouveau souvenir. Le Sith avait fait de son mieux pour "récupérer" son apprentie telle qu'elle était avant de boire l'eau. Mais elle avait beaucoup perdu de ce qu'elle avait appris, notamment l'usage de la Force, et il avait dû reprendre une grande partie de l'enseignement Sith dont notamment le maniement du sabre laser. Pour autant, elle récupéra très vite la plupart de ses acquis, en beaucoup moins de temps qu'il ne lui avait fallu pour les acquérir initialement.
Darth Zarek sourit à l'idée que depuis son arrivée, il n'avait jamais pu boire une seule gorgée d'eau pure, n'assimilant que du vin, de la bière qui était fort bonne, et toutes sortes de jus de fruits… tout, sauf de l'eau.
Précautionneux au possible, il avait même enregistré l'intégralité de ses souvenirs et l'essentiel de l'enseignement Sith, dans l'un des holocrons qu'il emmenait toujours avec lui dans ses explorations, à seule fin que Diva puisse le lui faire écouter si par malheur, un jour, il absorbait de l'eau par accident.
Il avait un jour découvert les ruines de l’ancien temple d'Édin, vaste ensemble de monuments dédiés à la divinité primitive d'Édena, au cœur de la vallée des Mille Eaux, sanctuaire inhabité depuis des dizaines de millénaires. Là, il avait déchiffré une partie des runes gravées dans les salles obscures du Temple et en avait acquis la conviction qu'Édena recélait un secret immense qui dépassait de loin tout ce qu'il avait rêvé de découvrir un jour.
Ensuite, il avait trouvé la vieille forteresse noire qui se dressait au centre du désert de Sang, occupée par des saurophales, des créatures bipèdes à tête de reptile et au corps recouvert d'écailles. Les hommes-serpents, comme on les appelait, était des êtres sans coordination, sans conscience collective, n'ayant aucune idée que leur nombre pouvait représenter un véritable pouvoir. Zarek n'eut aucun mal à les fédérer autour de lui, usant de ses pouvoirs de Sith sur leur faible psychisme et se les attacha rapidement pour qu'ils deviennent ses disciples. La forteresse, restaurée par des esclaves, avait retrouvé au fil des ans sa puissance d'antan, et les hommes-serpents étaient devenus une véritable armée dont il avait le contrôle.
Coincé à jamais sur cette planète, il ne lui restait plus qu'à concevoir un plan habile pour en prendre le contrôle total et créer son monde à lui.
Mais auparavant, il lui fallait percer le mystère de ce qu'il avait découvert dans le temple d'Édin.
Sroot revint de son pas nonchalant avec des plats qui dégageaient un fumet appétissant. Diva changea de place pour s'asseoir autour d'une longue table. Deux créatures, en tout point semblables à des twi'lek femelles, arrivèrent en baissant les yeux. Elles portaient de quoi dresser la table pour les maîtres, ce qu'elles firent en silence. Lentement, Darth Zarek se leva de son trône et traversa la salle pour rejoindre son apprentie. À peine assis en face d'elle, il demanda.
— Soit, Diva, dis-moi ce que tu as derrière la tête.
La jeune theelin le regarda avec un grand sourire, et ses yeux intelligents pétillèrent de malice sous les paupières peintes en noir.
*
* *
Les insectes nocturnes arrêtèrent leur chant en entendant le cri qui déchirait la nuit. Il provenait de la maison située en haut de la colline émergeant à la lisière du grand village, blotti dans le delta que formait la rivière qui descendait des montagnes, avec le fleuve qui courait jusqu'à Édena pour se jeter dans la mer.
— Où suis-je ? cria en sueur la jeune fille, qui est là ?
Elle s'était à demi assise sur son lit. Une longue mèche blonde collait à son front trempé de sueur et ses bras battaient le vide de l'obscurité de la chambre.
La porte s'ouvrit et une silhouette se détacha sur le seuil. Une femme s'approcha d'elle et s'assit à son côté.
— Qui êtes-vous ? récidiva la jeune fille dans un demi sommeil.
La femme la saisit par les épaules et la força à se recoucher en murmurant d'une voix douce.
— Chut, mon enfant. C'est ta maman. Calme-toi, tu as juste fait un cauchemar.
Toujours à moitié endormie, la jeune fille balbutia, les yeux clos.
— Maman ? J'ai si peur… je ne me rappelais plus… où j'étais… ni qui j'étais… j'étais perdue…
Dans la pénombre, la femme grimaça d'un air ennuyé.
— C'est ce que tu as fait qui te travaille trésor, les rêves mélangent souvent réalité et souvenirs… mais n'aies plus peur maintenant. Toi, tu es à présent…
Elle hésita un instant avant de reprendre visiblement contrariée.
— … Iella, ma fille. Nous sommes à Meriik, au bord du fleuve Pishon, dans notre maison. Rendors-toi tranquille et tâche de faire un joli rêve…
— Maman… murmura la jeune fille d'une voix à peine audible qui indiquait qu'elle replongeait dans un profond sommeil.
— Chut… mon ange. Rappelle-toi quand tu étais petite, quand ton père nous emmenait en barque dans les marais fleuris de…
Sa voix se perdit dans la nuit et les insectes purent reprendre leur chant nocturne. Un oiseau hulula depuis le creux d'un vieil arbre tordu avant de prendre son envol à la recherche de quelque proie inespérée, s'élevant majestueusement dans l'air tiède et caressant qui soufflait du désert tout proche, après être passé par-dessus les montagnes.
Un volatile chanta plusieurs fois pour saluer le soleil qui s'élevait au-dessus des prairies de l'est. Son reflet rosé dansait sur la surface du fleuve, ridée ça et là par les bonds de quelques poissons sautant hors de l'eau pour attraper au vol les insectes aquatiques qui effleuraient l'onde de leurs ailes. Petit à petit, le village s'anima paresseusement. L'air était doux et la campagne paisible.
Iella s'étira dans sa chemise de nuit en baillant fortement. Le cauchemar qu'elle avait fait cette nuit-là, lui laissait dans la bouche un goût amer et un poids au niveau de l'estomac. Machinalement, elle s'empara d'une brosse et se mit à coiffer ses longs cheveux blonds bouclés qui lui descendaient jusque dans le dos. Ses grands yeux bleus, un peu rêveurs, errèrent durant tout ce temps en s'attardant sur les éléments de sa chambre, sans but apparent. Lorsqu'elle eut achevé son coiffage, elle enfila ses chaussons et sortit de la pièce pour descendre l'escalier qui menait au rez-de-chaussée en direction de la cuisine, d'où montait une bonne odeur de pain grillé. Une femme se tenait près de l'évier en train d'éplucher des légumes. Elle se nommait Yaduli et avait une cinquantaine d'années. Un peu plus grande que la jeune fille, ses cheveux, d'un blond très foncé faisant penser à du vieil or, formaient un chignon composé à partir d'une longue tresse enroulée sur elle-même. Son visage doux et régulier, même ridé par l'air de la campagne, trahissait qu'elle avait dû être une très belle femme dans sa jeunesse.
— Bonjour Iella, fit celle-ci sans se retourner. As-tu passé une bonne deuxième partie de nuit ?
— Oui maman, j'ai fini par dormir comme un nooba(1).
Se collant contre le dos de sa mère, la jeune fille l'enlaça tendrement et posa une joue sur sa nuque.
— Je t'aime maman, je suis heureuse d'être là avec toi.
Yaduli ne put retenir un sourire ému et son épluchage se fit plus rapide.
— Moi aussi je t'aime, mon trésor. Allez, va déjeuner, il est déjà tard. Si tu veux entrer au Temple et devenir un jour prêtresse d'Édin, il va falloir apprendre à te lever plus tôt.
Iella sourit en obtempérant.
— Oui maman.
Le déjeuner pris, elle se leva et sortit sur le seuil de la porte.
— Il fait un temps magnifique. Un temps à aller se baigner dans le fleuve.
— N'y pense pas, il n'est pas convenable qu'une femme se baigne dans une rivière aux yeux de tous.
— Ne t'inquiète pas, j'irai assez loin d'ici pour qu'il n'y ait personne. Vers le désert.
— Hum, je n'aime guère te savoir toute seule dans cette contrée depuis quelque temps. Les rumeurs qui font part de troupes de pirates errant à la recherche de butin et d'esclaves, s'amplifient. Le Conseil du village doit envoyer des représentants au roi pour lui demander d'installer une petite garnison ici, à Meriik, afin que ses habitants se sentent plus en sécurité.
— Bon, dans ce cas, je vais rester ici.
Elle fit quelques pas dans la cour de la maison en contemplant les blanches maisons du village qui s'étendait jusqu'au bord du fleuve entre les branches du delta. Les nombreux petits ponts qui sautaient les bras de la rivière, et les jardins fleuris qui entouraient les habitations, donnaient à l'ensemble un cachet tout particulièrement douillet.
Sa mère parut sur le seuil et contempla la silhouette élancée de la jeune fille qui transparaissait sous la chemise de nuit. N'était-elle pas magnifique ?
— Ne te promène pas dehors dans cette tenue, lui cria-t-elle. Si quelqu'un te voyait… viens t'habiller. Je suis la prêtresse des lieux et je ne peux me permettre d'avoir des remontrances du Conseil des Anciens à cause de ma fille qui se promène presque nue dehors et les cheveux au vent.
Iella rentra dans la maison avec un petit sourire.
— Oui maman, je ne voudrais pas que tu aies des ennuis à cause de moi. Je vais aller m'habiller…
Elle prit une grosse voix comique.
— … sobrement, les épaules couvertes et les cheveux attachés et cachés sous un turban.
En montant les escaliers elle ajouta.
— Ainsi ces vieilles peaux du Conseil n'y trouveront rien à redire.
Lorsqu'elle redescendit, elle portait une longue robe bleu marine qui tombait jusqu'aux pieds et remontait jusqu'au cou. Ainsi habillée, elle paraissait plus âgée.
— J'espère que comme ça, je suis assez correcte ?
Elle tenait dans ses mains une longue bande de tissu léger qu'elle tendit à sa mère, avant de s'asseoir en lui tournant le dos.
— Tu es parfaite. Évidemment, du coup, tu serais trop habillée pour te rendre à un bal de la cour du roi mais…
— De toute façon, je n'aurais pas envie d'y aller.
— Je sais, répondit la mère en enroulant savamment le chèche autour de la tête de la jeune fille, après lui avoir noué les cheveux en chignon.
Lorsqu'elle eut terminé, elle rabattit le pan de tissu qui pendait encore, sur le bas du visage de Iella, bout du nez compris et le fixa solidement de l'autre côté.
— Voilà, fit-elle. Tu peux sortir en ville.
Sa fille leva les yeux au ciel et répéta en minaudant.
— Voilà, tu peux sortir en ville… pourquoi devons-nous être transformées en momie à chaque fois qu'on veut mettre le nez dehors ?
— C'est la coutume d'ici. Si tu veux sortir en vêtements légers, ce n'est pas dans cette région qu'il fallait venir mais plus à l'est, ou au nord… mieux encore, à Édinu où certaines femmes se promènent dans des tenues qui ne cachent rien de leur corps… mais pas aux portes du désert.
— Mais toi, tu ne te couvres pas comme ça quand tu sors.
— Moi je suis une femme, pas une jeune fille. J'ai été mariée et j'ai eu des enfants… mon statut social et mon âge font que… les hommes me regardent moins et pas de la même façon que toi. Quand tu seras vieille, tu ne seras pas contrainte de t'habiller ainsi.
— Oui mais je serai vieille, donc moins jolie… je ne pourrai plus séduire les beaux hommes que je croiserai.
Yaduli leva les yeux au ciel.
— Iella ! Sois prudente avec les hommes, s'il te plaît. Il y en a de bien, certes, mais beaucoup ne sont pas dignes de confiance lorsqu'il s'agit d'une jeune et très jolie fille comme toi.
Elle lui prit la figure entre ses mains et l'embrassa sur les paupières.
— Allez, va faire un tour de corinal, je sais que tu en meurs d'envie. Mais pas trop loin. Et si tu vois des groupes suspects, tu reviens ici au grand ga…
Elle n'avait pas achevé sa phrase que les trompes d'alerte de la ville l'interrompirent. Le son glaça le sang des deux femmes qui retinrent un instant leur respiration.
— Mon dieu, c'est quoi ? demanda Iella d'une voix transpercée par l'inquiétude.
Sa mère lui posa une main sur l'épaule.
— Ne bouge pas, reste ici, je vais voir.
Yaduli sortit devant la maison, s'emparant au passage du couteau à éplucher posé près de l'évier, et observa l'horizon tout autour d'elle. Dans les trois directions qui ne menaient pas au fleuve, elle distingua des nuages de poussières comme en soulèvent une troupe nombreuse, et son cœur s'arrêta de battre.
Non, ce n'était pas possible, ce ne pouvait pas arriver ici, à Meriik ! Du haut de la colline, elle put voir des gens affolés courir dans les rues pour se mettre à l'abri chez eux, cependant qu'un groupe d'hommes un peu plus intrépides que les autres, se rassemblaient sur la petite place du centre, armés de lances identiques à celles qui équipaient les gardes d'Édinu.
La femme se retourna vers sa fille et lui cria d'une voix tendue.
— Iella, monte dans ta chambre et cache-toi ! Ne te montre sous aucun prétexte !
La jeune fille obtempéra et gravit quatre à quatre les escaliers, mais au lieu de se cacher, elle ouvrit une malle de laquelle elle sortit une épée qu'elle extirpa de son fourreau.
Pendant ce temps, un flot de corinals montés par des hommes revêtus pour la plupart d'une sorte de veste grise d'apparence molletonnée, déferlait dans les rues du village tel un raz-de-marée humain. À peine étaient-ils arrivés au centre de celui-ci, que les lances des défenseurs pointées vers l'envahisseur, se mirent à cracher de courts éclairs bleutés, sortes d'impulsions électriques, en direction des pirates qui ripostèrent de même avec des armes de poing. Celles-ci étaient composées d'un tube rectiligne qui sortait d'une espèce de cube noir, le tout monté sur une poignée. Sans cesser de galoper autour de la place, les bandits lancèrent des cris farouches tout en tirant vers le petit groupe de résistants. Quelques pirates tombèrent de leur monture mais le camp des défenseurs s'amenuisa rapidement. En effet, si les lances semblaient plus efficaces que les armes de poing, ces dernières se rechargeaient visiblement plus vite car leur fréquence de tir était bien plus élevée. Par ailleurs, la veste molletonnée que portaient les brigands paraissait absorber l'énergie propulsée vers eux, du moins en partie.
Le manège durant cinq minutes au terme desquelles plus aucun habitant ne resta debout au centre de la place. Leurs cris redoublèrent et les pirates mirent pied à terre avant de commencer à enfoncer les portes des maisons, de l'intérieur desquelles des hurlements de terreur s'élevèrent bientôt.
Cachée derrière la vitre de sa chambre, Iella observait elle aussi la scène en serrant la garde de son épée si fort que les articulations de ses mains se mirent à blanchir. En bas, sa mère s'était reculée dans l'entrée de la maison pour éviter de se faire voir des groupes qui sillonnaient à présent l'ensemble du village.
Soudain, un groupe de très jeunes enfants qui s'étaient cachés dans une grange, sortirent affolés et se mirent à courir vers la colline où s'élevait la maison de la prêtresse.
— Non, non ! s'exclama Yaduli en agitant les mains, partez les enfants, cachez-vous !
Trop tard. Une douzaine d'hommes montés sur des corinals les aperçurent et lancèrent leur monture à leur poursuite. Yaduli sortit à la rencontre des enfants et ceux-ci vinrent se jeter dans ses jupes en se cachant derrière elle, comme on se cache derrière un rempart pour se protéger. Les bandits s'arrêtèrent à l'entrée de la propriété et trois d'entre eux descendirent de corinal. Celui du milieu, qui semblait être le chef du groupe, s'approcha, raccrochant son pistolet à sa ceinture pour tirer de son fourreau le sabre qu'il portait de l'autre côté, suivi par les deux autres. Les enfants tremblaient en pleurnichant derrière la prêtresse et leurs petites mains s'agrippaient aux plis de sa robe.
— Laissez-les ! fit Yaduli d'une voix ferme et résolue, ce ne sont que des enfants, ajouta-t-elle en pointant son couteau devant elle.
Le pirate la regarda droit dans les yeux et soutint son regard un long moment. Il n'y lut qu'une farouche détermination et se mit à rire en regardant ses hommes.
— Voilà une femme qui en a ! Prenez-en de la graine, tas de mauviettes, cette femme me plaît ! Au moins, elle ne se terre pas chez elle comme un lapal(2) apeuré !
Puis à l'adresse de la prêtresse.
— Comment t'appelles-tu femme ?
— Yaduli. Je suis la prêtresse d'Édin de ce village.
L'homme s'inclina, un grand sourire aux lèvres.
— La prêtresse d'Édin ? Honneur à toi prêtresse. Tu es de celles qu'il ne faut pas toucher. Ton statut et ton courage méritent le respect. Je dois donc renoncer à te passer la lame de ce sabre au travers de ton corps ou à te livrer à mes hommes pour qu'ils s'amusent un peu avec toi.
Il se retourna vers sa troupe et déclama avec de grands gestes théâtraux en désignant Yaduli.
— Vous voyez cette femme ? Interdiction de lui faire du mal… une prêtresse d'Édin aussi courageuse ne mérite pas de souffrir !
D'un grand geste circulaire appuyé par un demi-tour de son corps, il balaya l'air de sa lame qui siffla.
Il n'y eu aucun cri. Juste le bruit mat que fit la tête de Yaduli en touchant le sol aux pieds des gamins qui restèrent un instant muets d'horreur. Au moment où le corps de la prêtresse s'effondrait à son tour au milieu des enfants pétrifiés, un hurlement mêlant rage et désespoir, déchira le silence pesant qui avait suivi le geste du bandit. Ce dernier tourna les yeux vers la porte de la maison, essayant de déchiffrer la source du cri. Puis, une silhouette parut sur le seuil, drapée dans sa robe et son chèche qui lui masquait presque tout le visage, brandissant une épée devant elle. Haussant les sourcils, il fixa ce regard bleu acier qui le transperçait de sa haine, sans trop savoir quoi dire.
— Assassin ! Je vais te tuer ! dit froidement une voix de jeune femme.
Les hommes braquaient déjà leurs armes vers elle, mais l'homme les arrêta d'un geste de la main, tandis que les deux hommes qui se trouvaient à ses côtés s'avançaient vers Iella en l'encadrant. Lorsqu'ils furent à deux mètres d'elle, celle-ci se tourna vers le premier de façon imprévisible et donna un coup d’épée, si rapide que l'homme n'eut pas le temps d'esquisser une parade, lui tranchant la gorge d'un geste sec et précis. Ensuite, dans le même mouvement, elle fit virevolter son arme vers l'arrière et l'enfonça dans l'abdomen du second, avant de se retourner pour accompagner le pommeau de la lame du plat de sa main gauche. Dans un bruissement de boyaux déchirés, l’acier traversa le corps du pirate et ressortit de l'autre côté. L'attaque n'avait duré que deux secondes. D'un pied elle repoussa le pirate pour dégager l’épée de son corps. Dans le silence, on entendit le gargouillis du flot de sang qui jaillissait de la gorge largement ouverte du premier bandit, puis il y eut deux bruits mats lorsqu'ils s'affaissèrent sur le sol en tombant l'un et l'autre comme une masse. Des pleurs s'élevèrent du petit groupe de jeunes enfants et un murmure passa sur les lèvres des pirates pendant que Iella s'avançait vers leur chef.
Ce dernier se mit en garde.
— Dis-moi ton nom, demanda-t-il, avant que je te tue.
— Iella.
— Je m'appelle Marco et je suis ton serviteur.
Il se signa avant de montrer Yaduli du menton.
— Ta mère ?
Les yeux de la jeune fille brillèrent en retenant leurs larmes.
— Oui.
— Tu as donc le même courage qu'elle ? Rends-toi, et je te laisse la vie sauve.
Pour toute réponse, Iella se fendit et porta un assaut qui fit reculer Marco de deux pas avant qu'il ne riposte et balayant l'air à droite puis à gauche. Iella para et les lames s'entrechoquèrent avec un tintement métallique. Les deux adversaires s'observèrent mutuellement, cherchant à découvrir la faille dans la garde de l'autre. La jeune fille chargea de nouveau au grand dam des sbires du pirate qui murmurèrent entre eux pour prendre des paris sur le résultat du duel. Le choc des armes remplit les lieux d'un bruit surréaliste alors qu'aucun des deux duellistes ne parvenait à prendre le dessus sur l'autre. Les fers s'engagèrent de plus près et Marco se trouva soudain tout contre le corps de la jeune fille qui venait de parer une attaque en force. Derrière les lames croisées, le pirate souffla à son visage.
— Tu te bats bien pour une femme, Iella. Renonce à ta vengeance et suis-moi, je te ferai une place auprès de moi !
La jeune fille serra les dents qui crissèrent sous la pression des mâchoires.
— Jamais, répondit-elle, je jure que je vais te tuer.
Elle tenta de le repousser mais de sa main gauche, il lui assena un coup de poing dans la figure qui la fit reculer de quelques pas. D'un geste, Iella arracha le chèche de sa tête et le jeta à terre avant de passer la paume de sa main sur sa joue endolorie sans souffler mot. Une exclamation parcourut l'assistance lorsque ses cheveux tombèrent en cascade sur ses épaules et que son jeune visage se dévoila.
Iella se remit en garde plus rapidement que Marco ne l'avait prévu, et l'attaque qu'il porta dans la foulée se heurta à une savante parade de la jeune fille qui rompit et esquiva le coup de façon acrobatique. La pointe de celle-ci entailla la joue du pirate qui se recula à son tour, furieux. Il essuya d'un revers de main le sang qui s'était mis à couler de sa pommette meurtrie avant de cracher par terre.
— Tu vas le regretter, garce ! lança-t-il l'air mauvais avant d'attaque derechef.
Il frappa de taille mais la lame de son adversaire bloqua son élan, puis d'estoc, mais là encore la jeune fille dévia sa pointe et esquiva le coup avant de relancer. Le combat paraissait vouloir s'éterniser et Marco ne parvenait pas à prendre l'avantage sur la jeune fille qui faisait preuve d'une forme physique étonnante. Plus d'une fois elle effectua un double saut par renversement arrière pour se mettre momentanément hors de portée de la lame du pirate. Sur leurs montures, les bandits commençaient à ricaner de la prestation de leur chef lorsqu'un autre groupe d'hommes montés, arrivèrent à leur tour en haut de la colline.
— Que se passe-t-il ici ? demanda un colosse au crâne rasé surchargé de tatouages, avec l'autorité évidente du commandant.
— C'est Marco, capitaine, répondit l'un d'eux avec un mouvement de menton vers le lieu du duel, il a quelques soucis avec cette fille.
— Si cet imbécile ne peut pas venir à bout d'une pucelle armée d'un cure-dent, on va lui donner un coup de pouce.
Les hommes s'esclaffèrent. L'homme au crâne rasé dégaina l'espèce de pistolet qu'il portait à la ceinture, effectua un rapide réglage sur un interrupteur situé au sommet du cube noir et, visant Iella, appuya avec l'index sur le bouton qui servait de déclencheur. Un trait bleuté parcourut l'air et frappa la jeune fille qui s'immobilisa, agitée par une série de convulsions. Marco en profita pour lui faire sauter l'épée de la main du bout de la sienne et s'approcha d'elle, jusqu'à ce que la pointe de sa lame soit appuyée contre le bas de son cou.
— Maintenant, tu es à moi la belle.
— Laisse-la ! ordonna d'une voix sèche celui qu'on avait appelé "capitaine". Une fille qui se bat mieux que toi, tu ne la mérites pas !
Marco lança à Iella un regard assassin en rengainant son arme d'un geste rageur puis, levant la main, il la gifla avec violence trois fois. La jeune fille ne laissa entendre ni cri ni gémissement et se contenta de soutenir son regard fixement. Le capitaine des pirates fit avancer sa monture tout près d’elle, passant derrière son dos et l'empoigna vivement par les cheveux avec une force phénoménale qui la souleva dans les airs. Cette fois-ci, la jeune fille ne put retenir un cri de souffrance ni les larmes qui inondèrent ses yeux. Elle porta les mains à sa tête avec l'impression que son cuir chevelu allait s'arracher de son crâne. Le capitaine la hissa vers lui comme un fétu de paille et la jeta en travers de sa monture, devant lui, sur le ventre. Comme Iella tentait de se défendre, il lui asséna trois grands coups sur la nuque avec son gros poing fermé, jusqu'à ce qu'elle cesse de bouger.
Sa vision se brouilla et le son s'estompa à ses oreilles, puis la jeune fille sombra lentement dans un trou noir sans fin.
— Qu'est-ce qu'on fait des mioches ? demanda Marco de mauvaise humeur.
— Ils sont trop jeunes pour être vendus et nous retarderaient. Débarrassez-vous en !
— Tous ?
— Ça te pose un problème Marco ?
— Absolument pas, capitaine.
Sans plus un regard pour ses futures victimes, le capitaine des pirates fit tourner bride à son corinal et redescendit la colline en ordonnant à l'un de ses hommes.
— Sonne le rassemblement. Nous repartons.
Le son de la trompe couvrit les hurlements des enfants que Marco, avec une ivresse sanguinaire, s'empressa d'éliminer.
Lorsqu'ils quittèrent le village, un grand nombre de maisons était la proie des flammes et les cadavres jonchaient la terre des rues et le sol des habitations dans de sinistres mares de sang. Derrière les pirates, attachés par les mains, suivaient une cohorte de prisonniers, essentiellement, des adolescents et des jeunes femmes en pleurs, qui marchaient en traînant des pieds vers leur sombre destin.
(2) Rongeur à fourrure épaisse marron et blanche, très craintif, vivant dans de trous creusés dans la terre, sur Édena.