Bon, après avoir été à nouveau porté disparu pour cause de... Déprime, manque d'inspiration, ce que vous voulez, enfin les prétextes qu'on invoque une fois les partiels finis, quoi, je tente un retour sans illusion, j'espère que ça intéresse encore quelqu'un
J'essaierais de me remettre au recueil et à lire, aussi. Voici donc un nouveau passage de l'histoire de Sev'rance Tann.
S'avançant simplement dans le hall d'un spatioport de Helrah, Sev'rance éprouvait une sensation paradoxale. Elle savait qu'elle aurait dû trouver la situation étrange : elle avait déjà pris cette navette dont elle descendait, elle était déjà passée par ce spatioport à plusieurs reprises pour rendre visite à sa sœur, mais à l'époque elle était le sergent, la Lieutenante, le Capitaine Tann, et c'était alors la compagnie des civils ordinaires dans cet endroit qui lui paraissait étrange car elle n'en était pas une et ne voulait pas l'être ; à présent, elle était elle-même une civile parmi les civils, elle n'était pas en permission mais renvoyée de l'infanterie Chiss... Pourtant, elle ne se sentait en rien différente, la situation ne lui semblait en rien étrange ; et finalement, c'était justement ce qui lui paraissait curieux...
Peut-être était-ce parce qu'elle n'avait pas encore tout à fait réalisé que ses juges avaient tiré un trait sur des années au dur service de la défense de son peuple ; ou peut-être était-ce parce que le fait qu'elle ne puisse plus combattre pour l'Ascendance légalement ne changeait pas grand chose, finalement, parce que quoi qu'on lui fasse, elle resterait toujours Sev'rance Tann...
Fendant la foule des passagers, Sev'rance s'efforça de chasser l'idée de son esprit ; elle n'était pas sur Tehirahs, elle n'était pas non plus face à son vieux cauchemar Hess'arga'nuruodo l'accusant du meurtre du Colonel Zarden, elle était sur Helrah, et elle se rendait chez sa sœur pour s'éloigner un peu des évènements tragiques qu'elle avait traversé... Ce n'était pas du tout le moment de décider de ce qu'elle allait faire ensuite, même si son cerveau était entraîné à chercher le plus vite possible comment résoudre les problèmes qui se posaient à elle.
« Sev'rance? l'interpella une voix féminine à sa droite.
C'était une femme légèrement plus jeune qu'elle ; elle était un peu plus petite, son visage présentait une jolie forme plus douce que celui de Sev'rance, elle arborait un sourire rayonnant que n'avait jamais eu sa sœur et qui attirait les regards des hommes bien plus vite que n'importe quel autre aspect de sa personne, mais Sev'ira'sabosen ressemblait du reste beaucoup à sa sœur.
Sev'rance abandonna soudain ses pensées inquiètes pour laisser un sourire sincère se dessiner sur son visage.
-Me voilà, petite sœur...
-Ça va ?
-J'imagine que ça pourrait être pire... Je suis hors-jeu, quoi. Ce ne serait pas si grave, si j'avais l'impression que c'était pour les bonnes raisons...
Virasa hocha la tête.
-Ne te fais pas de soucis... Je te connais assez bien pour savoir que tu n'as fait que ce que tu as crû juste.
-C'est bien pire que ça, rétorqua Sev'rance avec amertume. Si je n'avais pas agi ainsi, je serais morte... Bref. Je t'expliquerais plus tard.
-Pas de problème. Je sais à quel point c'était important pour toi, Sev'rance, et je sais que quelle que soit la raison pour laquelle tu es renvoyée, tu n'as pas eu le choix... Mais, tu sais que je n'ai jamais aimé l'idée de te savoir là-bas sans cesse à risquer ta vie... Il y a d'autres façons de se rendre utile ; maintenant que tu es « hors-jeu », comme tu dis, mais vivante, penses-y.
Sev'rance hocha gravement la tête.
-Oui, j'imagine que c'est une idée à laquelle je vais devoir m'habituer... »
Mais le pouvait-elle vraiment ?
Les deux sœurs quittèrent l'astroport et rejoignirent le speeder de Virasa, volant à peine au-dessus du sol ; Helrah était une planète très boisée, peuplée d'arbres anciens aux troncs épais et au dense feuillage vert sombre qui laissaient à peine entrevoir la lumière du soleil sur la route, un simple sentier indigène cerné par les arbres imposants... Soudain, elles auraient tout aussi bien pu se trouver des millénaires plus tôt, avant que les Chiss ou qui que ce soit d'autre n'apprenne à voyager dans l'espace... Parfois, les arbres paraissaient se pencher étrangement vers elles, trop pour qu'on puisse l'attribuer au vent mais trop peu pour qu'on en ait la certitude, comme s'ils percevaient leur présence... Sev'rance ne pouvait s'empêcher de frissonner à chaque fois, et elle était sûre que c'était le cas de sa sœur aussi, bien qu'elle vive ici.
« Les arbres te font toujours peur ? interrogea Virasa avec un sourire, bien qu'elle-même n'ait pas l'air très rassurée.
-Un peu, oui... Mais pas seulement... Je ne sais pas, j'ai l'impression que... Non, je ne sais vraiment pas, ça fait travailler mon imagination, c'est tout. Et ce n'est pas désagréable.
Virasa sembla un instant sur le point de dire quelque chose, mais elle parut se raviser ; Sev'rance était sûre qu'elle pensait à la même chose qu'elle, elle avait emmené Safera sur ce monde, une fois, Sev'rance se rappelait d'elle observant la forêt avec une crainte émerveillée, son regard s'arrêtant sur les rares clairières où filtrait la lumière dorée entre tous ces arbres millénaires, sursautant lorsqu'elle croyait avoir aperçu une créature... Elle était avec Sev'rance et Virasa, mais on voyait dans ses yeux que comme souvent, elle était aussi ailleurs...
Maintenant, elle n'était plus nulle part.
Virasa avait compris, elle n'avait rien dit, mais c'était trop tard, la plaie se rouvrait et Sev'rance sentait son cœur laisser échapper un flot de sang qui inondait tout le reste de son corps... Virasa dut remarquer quelque chose sur son visage.
-Ça va ? demanda-t-elle.
-C'est juste que... Safera adorait ce monde, je m'en rappelle.
-C'est bien ce qui me semblait... Je sais qu'on ne s'en remet pas, Sev'rance, et je suis désolée pour toi. Mais ne te fais pas trop de mal, hein ? Le passé ne rend jamais ce qu'il prend... Pas parce qu'on le lui demande, en tous cas.
Sev'rance inspira avec difficulté.
-Tu sais pourquoi je suis là... Tu sais aussi pourquoi je t'ai demandé de m'accueillir à chaque permission depuis... Depuis. La seule pensée de revenir à l'appartement que j'ai partagé avec elle sur Csilla... Ce n'était pas possible. Vraiment pas.
-Je sais bien...
La douleur était perceptible dans la voix de Virasa ; elle avait grandi avec Sev'rance, elle savait que celle-ci ne s'étendait sur ses sentiments que lorsqu'elle était déchirée.
-Je ne veux pas revivre ça.
-On ne choisit pas toujours, Sev'rance... soupira Virasa. On ne choisit même pas du tout.
Elle s'interrompit un peu, comme le temps de rassembler ses idées, puis reprit :
-Notre existence n'aurait pas de sens dans un univers vide, nous n'y aurions même pas d'identité ; nous avons besoin des autres pour savoir qui nous sommes, nous avons besoin des autres pour aimer. Alors nous nous attachons à ce que les autres nous révèlent de nous-mêmes, le réconfort que procure la présence d'êtres semblables à soi ou au contraire de miroirs auxquels se comparer ; mais ils meurent, et avec eux, c'est une part de nous-mêmes, de notre façon d'être, qui meurt. C'est pour cela que ça fait mal... Ce n'est pas parce que la mort des autres nous rappelle que nous sommes mortels, ce n'est pas parce que nous craignons pour nous-mêmes sans eux... L'existence est terriblement dure avec l'attachement ; elle est impossible sans lui. C'est normal que tu sois déchirée, Sev'rance, et je sais que ce devait être bien pire immédiatement après qu'elle soit morte ; ça prouve que vous vous aimiez exceptionnellement. Et tant que tu vivras, ça pourra se reproduire.
-Tu as l'air d'avoir beaucoup réfléchi à la question...
-C'est le cas. Quand on ne peut changer ni son univers ni sa propre nature, et aucun mortel ne le peut autant qu'il le voudrait, le plus sage est d'apprendre à l'aimer ; ce n'est pas céder face au cours des choses, c'est apprendre à dominer l'absurdité de ses propres désirs. On s'attache qu'on le veuille ou non, à quoi bon le refuser ?
-Je ne veux pas me couper de l'attachement. J'ai pensé que ce serait le plus facile, après... Après la mort de Safera, mais se couper de l'attachement, c'est aussi se couper des réalités, un monde entièrement objectif n'a aucun sens ; je me suis attaché à ceux qui combattaient avec moi, je t'aime, toi, et j'éprouve suffisamment d'attachement pour tout ce qui vit comme moi pour n'éprouver aucune fierté à l'idée de tuer.
« Mais Safera, je ne me suis pas attachée à elle, je lui ai offert mon cœur... Je ne voulais pas le donner, elle ne croyait pas pouvoir donner le sien, mais elle avait besoin du mien et moi du sien ; je me le suis arraché de la poitrine, je n'ai pas cessé un instant de saigner depuis, mais ce n'était pas grave tant que j'avais son cœur à elle. Maintenant, elle est morte, son cœur s'est consumé dans ma poitrine à l'instant où elle a cessé d'être, et le mien l'a accompagnée dans la mort sur Hautemer. Ce qui est mort est mort, je ne peux pas recommencer cela.
Virasa parut un instant se concentrer sur la conduite à travers l'interminable forêt, mais Safera savait qu'elle réfléchissait à la façon la plus diplomate de lui expliquer son désaccord ; elles volaient probablement bien plus lentement à travers la forêt que ne le permettaient les capacités du speeder, de toute façon, la maison de Virasa n'était pas si éloignée de l'astroport.
-C'est dommage, commenta-t-elle simplement avec tristesse. C'est dommage, parce que je ne t'ai jamais vu tenir autant à quelque chose que pendant ta relation avec Safera ; j'ai su que tu étais amoureuse avant même que tu me le dises. Quand tu as commencé à me parler d'elle puis que vous êtes venues ici ensemble, j'étais heureuse pour toi plus que jamais ; j'étais surprise de te voir avec une autre femme, toi aussi d'ailleurs, mais j'étais contente de voir que tu avais enfin trouvé ce qu'il te fallait. Tu ne le cherchais pas, mais tu l'avais trouvé quand même.
Les paroles de Virasa firent un instant planer une sorte de mirage devant les yeux de Sev'rance... Un mirage d'une vie où elle était une autre, d'une existence qui ne demandait que plus de temps encore à passer avec celle qu'elle aimait pour être parfaite à ses yeux, où les battements de son cœur faisaient disparaître les pensées noires créées de toutes pièces par son esprit... Virasa rappelait à Sev'rance tout ce qu'elle s'était efforcée d'oublier ces derniers temps... Mais la pensée qu'elle pouvait retrouver tout cela, aimer quelqu'un d'autre comme elle avait aimé Safera... Cela sonnait faux, épouvantablement faux. Sev'rance n'était pas fidèle a une morte, elle ne pouvait plus rien pour Safera et elle savait que la défunte ne lui aurait jamais reproché d'aimer si ça devait la rendre heureuse ; simplement, son idylle avec l'autre jeune femme avait été une phase déterminée de sa vie qui avait pris fin aujourd'hui. Comme le disait Virasa elle-même, le passé ne rendait jamais tout à fait ce qui tombait dans sa gueule vorace, et il n'avait pas seulement avalé Safera, il avait aussi avalé tout espoir pour Sev'rance de placer une personne au centre de son existence.
Enfin, elle se retourna vers sa sœur :
-Je l'avais trouvé, oui. Et je l'ai perdu, ça ne sert à rien de se voiler la face. Je n'étais plus la même quand j'avais Safera, et je ne suis plus la même non plus maintenant que je l'ai perdue. Ce ne serait pas pareil.
-Si tu le dis... Tu as peut-être raison de ne pas chercher à rattraper le passé, en tous cas ; peut-être qu'il faut justement le fuir pour qu'il nous tombe dessus... Bon, désolée, je n'avais pas l'intention de te parler de Safera, je me doute bien que ça doit faire mal...
-C'est moi qui en ai parlé la première, rappela Sev'rance. Et oui, j'ai mal. J'ai mal tous les jours depuis des mois, soit parce que je pense qu'elle n'est plus là soit parce que je dois me faire mal moi-même pour m'empêcher de le penser ; j'ai moins de difficulté à ne plus y penser à mesure que le temps passe, et peut-être qu'un jour viendra où je devrais aller chercher sa pensée plutôt qu'elle vienne m'assaillir d'elle-même. Cependant, chaque fois que son nom viendra à mon esprit jusqu'à la fin de mes jours, j'aurais mal, quoi qu'il arrive. Mais...
-Sev'rance, c'est moi qui ai mal quand je t'entend parler comme ça...
-Oui, parce que tu m'aimes, justement. Mais ce que je voulais dire, c'est que ça ne sert à rien de faire semblant de ne pas ressentir la douleur ; il faut l'affronter en face pour comprendre que ce qui est passé est passé. Ça ne sert à rien de s'enfuir en courant devant la douleur du passé si on a pas de refuge où s'abriter dans le futur. Il faut la regarder en face pour comprendre qu'on doit avancer.
Virasa sourit.
-En clair, il faut affronter ce qu'elle est pour aimer l'avenir que l'on veut à travers tout ce qu'elle n'est pas ?
-Euh, si tu veux !
-Puisque je te le dis... Lorsqu'on désire quelque chose, ne serait-ce que vivre, c'est forcément par amour de quelque chose... Même si ce sont des désirs de fuite ou de destruction... Bref. Mais arrêtons d'en parler, si tu le veux bien ; Safera n'appartient pas vraiment à mon passé, elle n'a pas représenté une phase de ma vie ou une partie de moi, et je n'ai donc pas vraiment d'avenir à désirer pour fuir sa mort, mais je l'ai quand même rencontrée... Je me rappelle d'elle pleine de gentillesse, s'émerveillant d'un rien, profondément amoureuse de toi. Et fragile, parce qu'elle était épouvantablement timide et naïve. J'aurais aimé la connaître davantage, mais ça n'arrivera pas ; peut-on fuir ce qui n'a pas existé ? Ce qui ne déchire pas mais qui manque ? Peut-on fuir un sentiment d'injustice comme on fuit la douleur ?
-Oui, en pensant à ce que l'on veut faire pour détruire cette injustice, répondit Sev'rance avant d'avoir pu s'en empêcher.
-C'est vrai que c'est ton crédo... Bref, tu as compris. Et même au-delà de Safera, tu peux me dire tant que tu voudras que ta douleur est nécessaire, je n'aime pas voir ma sœur souffrir...
-Naturellement, parlons d'autre chose. Et pas de ce qui s'est passé sur Tehirahs, s'il te plait... Disons que j'ai encore besoin de temps pour trouver dans quel projet me réfugier pour échapper à cette douleur-là...
Virasa parvint à rire, et son rire réjouit Sev'rance.
-On va devoir laisser retomber la conversation à des sujets plus ordinaires... Si on en trouve, mais ce n'est pas gagné, avec toi ! Bon... De quoi parlent deux sœurs normales quand elles se retrouvent... D'après ce que tu m'as dit tout à l'heure, je présume que tu n'as personne en vue pour le moment ?
-Je ne suis pas amoureuse, si c'est ce que tu voulais dire, et c'est tant mieux... Mais ce n'est peut-être pas tout, non ? Sur Tehirahs, j'avais commencé une relation avec un autre officier ; je ne l'aimerais sans doute jamais vraiment, mais... J'en avais envie.
-Tiens donc ? Tu reviens vers le sexe opposé, maintenant ? demanda Virasa avec un sourire.
Sev'rance haussa les épaules.
-Je ne m'en suis jamais vraiment éloigné... J'ai compris que je pouvais ressentir la même chose pour une femme, c'est tout.
-Je ne sais pas, je pensais que c'était peut-être devenu plus important pour toi. En tous cas, moi, je ne me verrais pas dans les bras d'une autre femme...
-Tu ne sais pas ce que tu rates, commenta Sev'rance avec un sourire espiègle.
-Je te crois sur parole !
-Bon, et si nous parlions un peu de toi ?
-Mais c'est que j'ai une petite vie très ennuyeuse !
-Je suis sûre que non...
-Non, pas tant que ça, c'est vrai ; tant qu'on aime vraiment, qu'il s'agisse de quelqu'un ou de quelque chose, rien n'est ordinaire.
-Mais tu vas arrêter de faire la philosophe de comptoir ! s'exclama Sev'rance, faussement agacée, mais sans parvenir à réprimer son rire.
-Tu devrais t'y mettre, ça aide à se prendre moins au sérieux... Alors, de quoi je peux bien te parler ? »
Comme prévu, la conversation s'éloigna de Sev'rance ; Virasa avait du mal à s'entendre avec un nouveau collègue dans son école, il faisait bien son travail, mais il ne semblait pas comprendre qu'il n'avait pas besoin de s'assurer personnellement que tout se passait bien. Elle allait bientôt se marier, comme prévu. Les parents de Sev'rance lui proposaient leur aide pour retrouver du travail ; Virasa confia à sa sœur que leur mère se demandait quelle faute avait pu commettre Sev'rance pour être renvoyée, mais leur père avait confiance en Sev'rance pour avoir pris la bonne décision, il regrettait seulement de la voir échouer à racheter la réputation de leur famille. Tout cela, Sev'rance l'écoutait avec intérêt, mais sans se sentir véritablement concernée ; elle aimait écouter sa sœur raconter comment les choses se passaient ici et lui donner son avis dessus, mais ce n'était pas son monde...
Virasa accéléra un peu l'allure lorsque la conversation commença à s'épuiser, et elles arrivèrent devant sa maison ; elles étaient seules, le fiancé de Virasa, Arew'yxa'inrokini, ne rentrait que ce soir. Comme les fois précédentes, elles passèrent un peu de temps à reconvertir la pièce polyvalente qui servait de chambre à Sev'rance lorsqu'elle venait, puis elles partirent rendre visite à leurs parents ; là, ils discutèrent un peu de ce qui s'était passé sur Tehirahs, mais Sev'rance veillait à rester vague. Elle en parlerait à sa sœur lorsqu'elle le voudrait, peut-être à son père seul, mais elle connaissait suffisamment bien sa mère pour savoir que Virasa lui avait dit vrai à son sujet ; et puis, ce n'était pas la question, l'avis de sa mère ne l'intéressait pas, tout était toujours de sa faute, si on l'écoutait, elle jugeait de tout non pas en essayant de comprendre mais suivant des règles abstraites et figées.
Si les souvenirs de Sev'rance étaient bons, c'était bien pire pour Virasa, leur mère avait toujours été trop sévère sur le manque de travail et le prétendu défaut d'ambition de la sœur de Sev'rance ; celle-ci était également douée d'une certaine intelligence, mais contrairement à elle, elle s'était reposée sur ses atouts pour moins travailler que ses camarades, tout simplement parce qu'elle n'aspirait à rien d'autre qu'à la place d'institutrice qu'elle avait finalement obtenue. La mère de Sev'rance n'avait jamais compris qu'elle ne méritait pas moins de reconnaissance que Sev'rance pour autant, qu'elle avait simplement choisi une voie différente ; Sev'rance avait souvent essayé de prendre sa défense, mais sa mère lui répondait systématiquement de se mêler de ses affaires. Leur père, Sev'ilar'csapla, c'était différent : lui aussi avait toujours placé beaucoup d'espoirs en ses filles et il avait approuvé toutes les décisions de Sev'rance, mais il ne semblait pas penser qu'elles lui devaient quoi que ce soit ; c'était pour elle-même qu'il avait encouragé Sev'rance à travailler, elle le savait, et il avait parfaitement accepté la modeste carrière de Virasa. D'ailleurs, la suite avait donné raison à Virasa : sur cette planète où les enseignants motivés et capables manquaient, elle s'était vite fait remarquer, et quelques mots glissés en sa faveur par son fiancé issu de la noble famille Inrokini avaient suffi à permettre son adoption par la famille Sabosen.
Il ne fut pas non plus question de Safera : Sev'rance n'avait jamais parlé d'elle à ses parents et Virasa avait respecté sa décision, elle avait voulu les tenir éloignés à la fois du fait qu'elle s'était découverte une attirance pour les femmes, de l'amour qu'elle avait éprouvé et du changement que Safera avait causé dans son existence. Elle ne savait pas exactement pourquoi... Elle savait simplement qu'elle ne voulait pas que sa mère s'en mêle, et qu'elle ne voulait même pas du regard compréhensif de son père ; sa vie amoureuse en général lui paraissait appartenir à un pan de son existence dont elle voulait tenir ses parents éloignés, comme si elle avait craint qu'ils ne puissent lui reprocher de se détourner par là de sa carrière, et c'était encore plus vrai pour l'idylle passionnée qu'elle avait vécu avec une autre femme, personne ne pouvait comprendre, de toute façon.
Personne d'un côté ou de l'autre n'y prenant grand plaisir, la conversation devint vite assez plate ; le père de Sev'rance lui proposa de reprendre une carrière administrative sur Helrah même, dans ses propres services, arguant que si elle faisait preuve de suffisamment de persévérance, elle finirait bien par arriver à quelque chose. Personne ne douterait qu'il ne chercherait pas à l'avantager en tant qu'administrateur-assistant de la planète, cela n'avait pas cours chez les Chiss, et il n'en aurait pas besoin. Elle pourrait notamment se révéler utile pour les relations avec les indigènes qui demandaient de l'investissement et parfois un certain sang-froid, avança sa mère, et Sev'rance devait admettre que ce n'était pas idiot. Toutefois, même si Sev'rance fit plus ou moins semblant d'être intéressée... Eh bien, elle ne voulait pas rester sur Helrah, voilà. Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas ce monde, elle était même attirée par l'étrange forêt au nord de la planète, là où habitait Virasa ; elle ne cherchait pas à fuir ses parents, pas même sa mère, et elle aimait sa sœur. Seulement, Helrah était restée dans son esprit la planète à laquelle elle voulait échapper, celle où elle avait été contrainte de déménager, c'était surtout vrai pour la région plus colonisée où habitaient ses parents, là où elle avait grandi, loin du mystère des forêts près de chez Virasa...
Pour un peu, elle aurait préféré revenir sur Tehirahs.
Quelques heures plus tard, dans la salle à manger de Virasa, Sev'rance achevait le récit qu'elle n'avait cessé de tourner et retourner dans sa tête depuis des jours, cherchant inlassablement où elle avait commis une erreur sans jamais trouver.
« ... Et donc, Hess'arga'nuruodo a dit qu'ils admettaient que je n'y étais pour rien dans la mort de Zarden, mais que je n'aurais pas dû organiser la mutinerie contre lui. Voilà comment je me suis fait virer...
Virasa hocha la tête.
-Si tu ne m'avais rien expliqué, c'est exactement ce que j'aurais imaginé...
Son fiancé, Arew'yxa'inrokini intervint :
-Aussi regrettable que puisse être la mutinerie, ils ne peuvent pas dire que tu n'as pas laissé sa chance à Zarden... Je trouve cela un peu rapide de condamner quelqu'un en fonction d'une règle générale sans tenir compte de toutes les façons dont les choses peuvent se passer... Et c'est un scientifique qui parle.
Virasa approuva avec véhémence.
-Les règles de droit sont de belles choses, mais elles ne pensent pas, ne ressentent pas, ne comprennent pas ; il y a toujours une part de la réalité qui leur échappe, parce que ça aussi, c'est réel. Dans un monde sensé, ce serait des Hommes et pas seulement des lois qui dirigeraient une société.
-Eh oui, mais les Hommes ne sont pas impartiaux... rappela sombrement Wyxain.
-Il faut qu'il y ait les deux, affirma Sev'rance. Des lois et des Hommes pour décider si elles doivent s'appliquer ou non ; c'est ce qu'auraient dû faire mes juges, c'est leur rôle... Mais ils ont préféré me punir et punir ceux qui m'avaient suivi ; je pense que ce n'était pas en fonction de ce que nous avions fait ou non mais pour ne pas créer de précédent... Je n'aime pas cette vision du monde. C'est peut-être pragmatique et objectif en apparence, mais on arrive pas à destination si on ne surveille pas la route qu'on emprunte.
-Pourtant, nous ne sommes traditionnellement pas un peuple qui fait passer la fin avant les moyens... avança Wyxain. Regardez combien d'ennuis nous ont attiré notre vieux principe de ne jamais attaquer les premiers...
Sev'rance, qui connaissait bien l'Histoire Chiss, approuva.
-Oui, et c'est quelque chose que je respecte, que ce principe soit justifié ou non... Sauf que pour faire honorer les principes de justice, on peut parfois commettre des injustices à son tour, dit-elle en pensant à l'arrestation de son oncle Vorgan. Ou tout simplement confier l'exécution de ses lois à quelqu'un de moins juste que soit... Bref. Le système juste n'existe pas.
Virasa se retourna brusquement vers elle, surprise.
-Dis-donc, tu as l'air d'avoir drôlement mûri, toi... C'est fini, la croisade pour protéger la civilisation la plus pacifiste des Régions Inconnues ?
-Tu sais, quelque part, j'ai toujours su que nous ne vivions pas dans un système parfait... Mais celui des Chiss est quand même le meilleur que je connaisse jusqu'à présent, et c'est tout de même celui de mon peuple.
-Je sais, mais... Bon. Ça me passe un peu au-dessus de la tête, tout ça ; c'est intellectuel, ce n'est pas cela qui fait battre mon cœur, ce qui me fait espérer et désespérer... J'ai mes opinions, comme tout le monde, mais ça s'arrête là ; ma vie, je la consacre à ce que j'aime et ce pourquoi je suis la plus douée, c'est tout.
-Je sais. Et je ne t'ai jamais méprisée pour cela. Tu devrais faire attention, on dirait que maman arrive à te faire rentrer ses opinions dans le crâne, à la longue...
-C'est ce que je n'arrête pas de lui répéter, confirma Wyxain avec une expression désabusé.
-Je sais bien... Et qu'est-ce que tu vas faire pour ce Vandalor, donc ? J'ai bien compris que ce n'était pas vraiment l'amour de ta vie, mais...
-Eh bien, c'est là que ça devient assez compliqué... M'être fait renvoyer de l'infanterie, je trouve cela dur, mais... Je pourrais peut-être m'y faire. Mais Vandalor... Que nous combattions ou non les Kryshzlas, moi et les autres mutins sommes toujours compagnons d'armes, contre notre propre hiérarchie, cette fois ; Vandalor a été condamné et emprisonné en obéissant à mes ordres... C'est de ma faute. Comment pourrais-je le laisser là ?
-Et comment pourrais-tu faire quelque chose pour lui ? rétorqua Virasa, avec gentillesse mais sans appel. Sev'rance, je sais que tu es courageuse et que tu n'as pas peur de prendre des risques pour faire ce que tu crois juste, mais tu n'es pas toute-puissante... Personne ne peut te reprocher de ne pas avoir fait ce qui t'était impossible ; vas-tu attendre de prendre une décharge de charric dans la poitrine pour comprendre qu'il n'y a rien à faire ?
-Non, bien sûr...
-Alors n'y penses plus... De toute façon, même si tu réussissais, que se passerait-il, hein ? Tu devrais t'enfuir -je sais que ça ne te fait pas peur, mais penses bien à ceci : tu finiras tes jours sans pouvoir aider l'Ascendance Chiss et loin de ceux que tu aimes. Je sais que tu m'aimes, Sev'rance ; tu as tes idéaux, mais tu m'aimes, et tu aimes sûrement d'autres gens. Aimer, ce n'est pas une idée, c'est un sentiment tangible ; et même si tu te méfies des sentiments amoureux, tu as montré avec Safera jusqu'où tu pouvais éprouver de l'attachement. Alors ne pars pas chasser des fantômes... Tu vas mourir, et si tu ne meurs pas, la vie sera la seule chose que tu ne perdras pas.
-Écoutes-la, recommanda Wyxain. D'autres gens ont besoin de ton aide... Et eux, tu peux les aider.
Sev'rance eut un pâle sourire.
-Je sais. C'est pour ça que je suis ici...
Ce n'était pas tout à fait vrai ; elle était ici en attendant de prendre une décision, du moins était-ce pour cela qu'elle était venue... Mais il fallait reconnaître que ce que disaient Virasa et Wyxain était sensé. Et puis... Il n'y avait pas que elle, Vandalor et la justice Chiss ; Sev'rance ne voulait pas faire souffrir sa sœur...
-Bon... Et si nous passions à table avant que ça ne se congèle? suggéra Virasa, soudain très terre-à-terre.
-Bonne idée, approuva Sev'rance.
C'était Virasa qui avait cuisiné après avoir insisté, mais avec l'aide attentive de Wyxain ; ce n'était pas qu'elle ne savait pas s'y prendre, loin de là... En théorie, mais il pouvait lui arriver de se montrer épouvantablement maladroite.
-Nous travaillons tous les deux demain, expliqua Virasa. Si tu veux te promener dans la forêt, sois prudente, et surtout reviens avant la tombée de la nuit, d'accord ? Enfin, je te le dis à chaque fois, mais je trouve qu'il y a assez de Chiss pour prendre les légendes autochtones là-dessus avec trop de désinvolture...
-D'accord. »
Sev'rance pouvait traiter sa sœur de philosophe de comptoir tant qu'elle le voudrait, mais il fallait lui reconnaître une chose : elle avait des gens qui tenaient à elle et elle tenait à eux, ce n'était pas des rêves, ce n'était pas davantage un soldat Chiss à moitié fou qui l'attirait et la révoltait à la fois ; bien sûr, la mort de Safera lui avait montré ce qui pouvait se passer lorsqu'elle faisait passer son attachement avant son désir de se rendre utile... Mais les deux devaient-ils toujours être en contradiction ? Ne pouvait-elle pas chercher une façon de servir ses idéaux où elle n'aurait pas à risquer sa vie et où elle aurait sa sœur auprès d'elle ?
Elle et Safera auraient dû se faire toutes les deux renvoyer de la défense Chiss et prendre une décision semblable avant qu'elle ne meure... Cette pensée séduisante et terrifiante ne la lâcha pas de la soirée, et lorsqu'elle eut prit congé de Virasa et Wyxain pour se retrouver seule avec elle-même allongée dans les ténèbres, après une longue heure sans pouvoir s'empêcher de tourner et retourner dans sa tête cette vision du jour qui ne viendrait jamais, elle songea qu'elle avait plus songé à Safera aujourd'hui que nul autre jour sur Tehirahs... Comment allait-elle faire pour ne pas devenir folle loin de la guerre ?
Le lendemain, Sev'rance ne se sentait pas vraiment mieux ; elle n'avait même pas ouvert les yeux qu'elle sentait son esprit emporté par un tourbillon de rêves et de cauchemars qui ne paraissait pas jaillir de ses propres pensées mais avoir patiemment attendu qu'elle se réveille, amas d'idées sans personne pour les porter murmurant près de son oreiller, pour se jeter sur elle et emporter son âme dans une folle danse qui ne la laisserait jamais redescendre sur terre...
Elle n'entendait rien, le jour perçait à travers les antiques volets, Virasa et Wyxain devaient être partis...
Elle n'avait jamais connu Safera, elle ne quitterait jamais Tehirahs parce qu'elle n'était pas capable de voir qu'elle poursuivait une fin qui n'existait pas, elle ne mourrait jamais parce que son don pour percevoir l'avenir était une malédiction qui prolongerait son sort indéfiniment, mais jamais elle ne comprendrait cela, obsédée qu'elle était par l'idée de servir au mieux...
L'univers n'existait pas réellement, il n'y avait jamais eu rien ni personne, c'était un songe, une épreuve dans laquelle devait Sev'rance devait prouver sa valeur ; jamais elle ne devait céder à ce qu'elle voulait pour elle-même... Elle devait retourner combattre... Mais à quoi bon réussir, puisqu'elle était seule, ce fantôme qu'elle connaissait sous le nom de Virasa avait raison...
Safera n'était pas réellement morte, elle s'était faite passer pour telle et elle vivait sur Hautemer en attendant que Sev'rance vienne la rejoindre, elle espérait qu'elle comprendrait... Mais si elle la rejoignait, comment serait-ce d'être en harmonie avec l'univers, de ne rien être de plus qu'un individu parmi trop d'autres pour pouvoir les compter, comment serait-ce de ne plus se battre, au propre ou au figuré? C'est qu'elle avait trop perdu goût à l'importance qu'elle pouvait avoir dans le cœur d'une seule personne, à présent... Safera représentait un passé qui l'obsédait et qu'elle ne rattraperait pourtant jamais, parce qu'elle ne le voulait pas vraiment... Ce qu'elle voulait vraiment, c'était redevenir la femme naïve qu'elle avait été avec elle, et ce n'était plus possible... Elle devait la fuir... La tuer ? Non, elle devait se
tuer, parce que l'existence était ainsi faite qu'elle ne pouvait pas être heureuse et faire son devoir en même temps, alors elle n'en voulait plus...
Le tir de blaster d'un policier de son propre peuple éblouissait ses yeux, faisait exploser sa tête, ça y est, elle mourrait, pour rien, mais elle mourrait, c'était de leur faute à tous, ils ne pourraient plus le nier, à présent... Son corps, s'étendait, mais elle n'avait plus de tête et c'était bien ainsi... Elle continuait à souffrir par-delà la mort, son destin était une tragédie d'un bout à l'autre... Elle n'avait pas voulu le comprendre, mais maintenant qu'elle comprenait, elle préférait... Le bonheur, le repos, ce n'était pas suffisamment original...Sev'rance se força à s'extirper des sables mouvants de ses atroces fantasmes... Qu'est-ce qui lui arrivait ? Elle ne pouvait pas rester comme cela, à fixer les pires choses qui pourraient lui arriver ! C'était idiot, et... Morbide. Qu'est-ce qu'elle cherchait à se prouver, que son existence n'avait pas de sens, que quoi qu'elle veuille et quoi qu'elle obtienne, ce serait toujours pire ?
Et pourtant, il était une chose qui ressortait clairement de toutes ces immondes caricatures de sa vie... Est-ce qu'elle voulait être heureuse ? Est-ce qu'elle voulait ne plus rien demander, cesser de se rebeller contre l'univers ? Est-ce qu'elle voulait seulement remporter ses combats ? Que ferait-elle si cela arrivait ?
Savoir si elle accepterait de tomber amoureuse à nouveau n'était qu'un aspect de la question, c'était cela que ne comprenait pas Virasa...
Non, décidément, elle délirait, ce matin... Ah non, elle ne voulait pas être heureuse ? Ah non, elle ne voulait pas triompher ? Et que voulait-elle, alors ? Échouer, souffrir et s'accabler elle-même pour son incapacité à s'en sortir ? Comme maintenant ?
Depuis quand se posait-elle ce genre de questions, pour commencer ? Où était passé son naturel pragmatique ? C'était idiot, elle se détachait du monde réel et de ses nécessités à présent qu'elle ne savait plus quoi faire...
Elle devait retrouver son chemin.
Sev'rance se décida enfin à se lever et à aller ouvrir ses volets ; la maison était isolée au milieu de cette étrange forêt, Sev'rance ne se sentirait pas rassurée si elle vivait là comme Virasa... Elle estima que la matinée devait être déjà bien avancée. Elle descendit déjeuner, ne cessant de réfléchir à ce qu'il convenait de faire pour chasser ces doutes absurdes... Sa vie sur Tehirahs avait été une vie simple où elle et ses compagnons faisaient de leur mieux pour survivre et accomplir leur devoir ; elle se demandait aussi souvent ce qu'elle voulait pour cette galaxie, pourquoi elle combattait, mais jamais elle ne s'était réellement posée de questions sur ce qu'elle voulait pour sa propre personne... Même lorsqu'elle était tombée amoureuse de Safera, cela avait été un retournement aussi brutal qu'efficace ; elle s'était plusieurs fois demandée si elle ne faisait pas une erreur, mais elle avait aussi su qu'elle ne pouvait de toute façon pas résister à l'attraction que l'autre jeune femme exerçait sur elle.
Mais là... Elle n'était plus sûre de rien ; des rêves enténébrés de fins sans gloire exerçaient un étrange attrait sur elle comme pour rompre définitivement avec celle qu'elle avait été jusqu'alors, un suicide émotionnel en réponse à son renvoi de l'armée, d'autres rêves, de vengeance sanguinaire l'invitaient, pour tous ses compagnons tombés sur Tehirahs, Zarden compris, pour toutes les victimes des Kryshzlas, pour Safera, pour tous les oppressés de la Galaxie...
C'était idiot... Toutes ces idées malsaines n'avaient rien à faire dans sa tête, elle n'était plus une combattante de l'Ascendance Chiss, il fallait qu'elle convainque l'ensemble de sa personnalité de ce qu'une partie d'elle niait encore : elle était une personne ordinaire, à présent, tout ce dont elle rêvait enfant lui avait une fois de plus échappé et elle avait gâché des années à combattre sur Tehirahs... Non, pas tout à fait, elle avait tout de même sauvé l'armée Chiss, mais il fallait admettre une fois pour toutes qu'elle ne pouvait pas être une personne exceptionnelle, en bien ou en mal.
En tous cas, elle ne pouvait pas l'être au sein de l'Ascendance Chiss. Mais c'était ici qu'elle voulait être, et malgré ses défauts, son peuple était son peuple, et c'était encore la cause la plus juste qu'elle puisse servir ; elle devait trouver une autre façon de la servir, voilà tout, une façon ordinaire. Était-ce si difficile ? Ne serait-il pas temps de se demander si elle servait une cause parce qu'elle le croyait nécessaire ou par orgueil ?
Elle devait arrêter de vivre en croyant pouvoir donner de la consistance à un monde imaginaire comme elle le faisait depuis trop longtemps pour s'en souvenir... C'était une forme d'idéalisme, et ça ne la mènerait nulle part. Qu'y-avait-il de cohérent dans le fait de servir l'Ascendance Chiss contre les lois qui la régissaient ? C'était ainsi qu'avait agi son oncle Vorgan... Elle voulait défendre les principes des Chiss, alors qu'elle respecte leurs lois, et pas seulement celles qui l'arrangeaient.
La jeune femme regarda par la verrière de la salle à manger... Elle en avait passé, du temps, à se promener dans cette forêt avec Safera, terrifiée à chaque fois que les arbres s'agitaient étrangement vers elles ; Safera avait peur aussi, mais elle s'en délectait, et elle avait passé encore plus de temps toute seule dans la forêt qu'avec Sev'rance et occasionnellement Virasa... Sev'rance savait que son amante en avait besoin, mais elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour elle à chaque fois...
Sev'rance éprouva soudain le besoin d'être... Ailleurs. Et de faire quelque chose de parfaitement inutile. L'ancienne fantassin Chiss s'empara des premières feuilles vierges qu'elle trouva, cela ne manquait pas dans la maison d'un scientifique et d'une institutrice ; contrairement aux autres civilisations spatiales, les Chiss utilisaient toujours les écrits papiers, plus sûrs que les technologies informatiques sur une planète balayée par des tempêtes de neige comme Csilla. Réalisant qu'elle allait un peu vite, elle prit le temps de s'habiller et de se préparer un repas froid.
L'ancienne fantassin Chiss quitta la maison ainsi, sans savoir où elle voulait aller exactement, à la recherche d'elle-même.
Ce ne fut que très tardivement que Virasa la retrouva ; elle avait pressenti ce qui se passait en trouvant la maison vide à son retour, et elle était aussitôt partie à la recherche de sa sœur dans la forêt. Elle était rassurée de voir que Sev'rance était partie, cela signifiait qu'elle cherchait finalement à se détacher de Tehirahs et de la guerre, mais elle était aussi inquiète, car il commençait à se faire vraiment tard, le soleil n'était pas si loin de passer derrière les montagnes environnantes... De jour, la forêt était mystérieuse ; de nuit, Virasa la soupçonnait d'être extrêmement dangereuse... Même Sev'rance la prenait à la légère, Virasa le savait.
Lorsqu'elle retrouva sa sœur, celle-ci avait en fait déjà traversé toute la forêt, elle se tenait assise sur un rocher au bord d'un lac, devant la forêt, avec une tranquillité qui ne lui ressemblait pas... Elle écrivait fébrilement sur des feuilles que Virasa devinait emportées de chez elles, s'arrêtant par moments pour scruter le lac dans l'éclat orangé du crépuscule... C'était beau, et touchant.
Réalisant qu'elle était observée, Sev'rance se tourna soudain vers elle :
« Ça va, petite sœur ? Viens...
Sans savoir quoi lui dire exactement, des sentiments contradictoires se mélangeant en elle, Virasa obéit, elle sortit de la forêt pour aller rejoindre Sev'rance, assise sur le rocher au contact rafraîchissant. Elle effleura l'eau de la main ; elle était fraîche, mais la sensation était pourtant agréable.
-Ça fait longtemps que tu es là ? demanda prudemment Virasa, consciente du caractère extraordinaire du moment pour Sev'rance.
-J'imagine, oui, je suis arrivée avant midi, je dirais.
Virasa supposa que c'était Safera qui avait parlé à Sev'rance de cet endroit, cela lui ressemblait, aussi préféra-t-elle ne pas lui demander comment elle avait trouvé ce lac.
-Et tu as passé l'après-midi à écrire ?
-Pas tout à fait, j'ai aussi passé beaucoup de temps à... À penser, à rêvasser.
-D'accord... Eh bien, si ça te plait, tant mieux, mais il est tard, là... Tu reprendras demain. En plus, tu dois être en train de te détruire les yeux, là...
Sev'rance sourit.
-C'est trop tard, Virasa, trop tard pour rentrer... (Elle rit) Tu sais, la prochaine fois, au lieu de foncer à ma recherche, tu peux m'appeler, tout simplement, je n'étais pas en transe au point de ne plus entendre mon comlink !
-Oui, mais bon, je n'aimais pas te savoir dans la forêt... Enfin bon, tu as raison, c'est un peu tard pour retraverser la forêt en sens inverse...
Sev'rance cessa tout à fait d'écrire alors que les dernières lueurs du soleil agonisaient derrière les montagnes.
-Eh oui... Tu devrais prévenir Wyxain que tu passes la nuit avec moi.
-Je m'en occupe, oui ; la prochaine fois, tu pourrais penser à
me prévenir avant de partir à l'aventure...
-J'y ai pensé, mais... Je ne sais pas, j'avais vraiment besoin de partir.
La conversation s'interrompit le temps que Virasa rassure Wyxain, puis elle reprit :
-Sev'rance... Tu es sûre que ça va ? Quand je t'ai posé la question hier à l'astroport, tu avais l'air d'aller plutôt bien, mais...
Virasa ne voyait presque plus rien, l'obscurité gagnait tout, mais elle eut la très nette impression que Sev'rance haussait les épaules.
-Je ne sais pas trop... Là, à ce moment précis, je ne saurais pas te dire. J'ai écrit toutes sortes de choses, et ce n'est qu'une partie de tout ce que j'ai rêvé aujourd'hui ; ça me fait du bien de m'appliquer sur mon écriture, d'essayer de coucher les choses sur le papier... Je n'y prend pas forcément plaisir, mais ça me vide. Et ça, ça fait du bien. Hier soir et ce matin, par contre... Je ne sais pas... Safera, Tehirahs, mon renvoi, Vandalor emprisonné, tout cela m'est revenu dans la figure d'un coup, je me suis aperçu que je ne savais plus ni ce que j'allais faire ni même ce que je voulais... L'impression que rien n'avait plus de sens... Que ma vie n'était qu'une sinistre comédie, que je n'étais qu'un pantin qui essaie sans cesse de se hisser à la hauteur des marionnettistes... Toutes sortes de choses dont je préfère ne pas parler. Bref, je suis venue ici, et, ça va un peu mieux... Pour l'instant, en tous cas.
-Et tu y vois un peu plus clair, maintenant ?
L'obscurité était totale, à présent ; Virasa s'efforça de s'allonger sur le rocher, lequel n'était pas vraiment conçu pour servir de lit à une femme Chiss.
-Vaguement, répondit Sev'rance. Je ne vais pas me faire tuer en essayant de sauver Vandalor, pour commencer, ça n'arrangera ni mes affaires ni les siennes, d'ailleurs c'est probablement ce que lui-même me dirait ; d'une façon ou d'une autre, je ne peux rien pour lui... Si je trouve une façon de l'aider, je le ferais, mais là, ce ne serait pas courageux de tenter quoi que ce soit, ce serait idiot.
-C'est la meilleure chose à faire. Et dis-toi bien une chose, c'est qu'il savait très bien ce qu'il faisait en acceptant d'aller arrêter Zarden ; tu n'es pas responsable de lui, Sev'rance, or tu voulais agir non par attachement mais par devoir... Faire tout son possible pour un camarade quel qu’il soit, c'est normal dans la guerre ; faire l'impossible pour quelqu'un qu'on aime quitte à se faire tuer, c'est compréhensible ; mais dans ton cas...
-J'imagine, mais... Bon. Enfin, il n'est pas mort, c'est déjà ça.
-Je comprend... Tu vas essayer de te trouver un emploi civil, alors, hein ? Tu as réfléchi aux propositions de papa et maman ?
-Euh, oui, mais c'est non ; j'imagine que je pourrais me rendre utile, mais je pense que je vais vraiment m'ennuyer avant d'avoir vraiment des responsabilités qui me plaisent... Non, j'ai une meilleure idée : quand j'étais petite, tu te rappelles, j'avais pensé à devenir pilote de chasse ? Évidemment, c'est plus impossible que jamais à présent que je me suis fait renvoyer de l'infanterie, en revanche j'ai pensé à quelque chose qui me plairait peut-être encore plus ; piloter l'une de ces navettes qui secourent les vaisseaux pendant une bataille ou après, ça, ce serait utile, risqué, et je n'aurais pas à tuer qui que ce soit... Et je découvrirais enfin l'espace moi-même. Vraiment, je crois que c'est la meilleure solution ; bon, du coup, on ne va pas se voir beaucoup plus, mais...
Virasa chercha à tâtons sa sœur dans le froid ; lorsqu'elle la sentit sous sa main, elle vint se serrer contre elle.
-Je le regrette, mais je préfère te savoir faisant ce que tu aimes ailleurs que malheureuse avec moi... Tu as raison, c'est une bonne idée. Mais... Je vais être franche, tu vas vraiment t'en contenter ?
-Je me le suis demandé... Ça ne sert à rien de le nier, je suis ambitieuse, et c'est une forme d'orgueil ; je n'éprouve pas seulement le besoin de me rendre utile, mais aussi celui d'être reconnue... Je me suis demandé si je n'allais pas devenir dingue si je renonçais à prendre de l'importance. Mais maintenant que j'ai commencé à écrire, eh bien... Ça va mieux. Je construis quelque chose en-dehors de moi-même. J'ai essayé d'écrire beaucoup de choses aujourd'hui, les inventions n'ont cessé de se bousculer dans ma tête ; le récit de ma propre vie, ma vision de l'univers, des histoires imaginaires et d'autres mondes... Que je puisse consacrer mon temps et mon énergie à créer tout cela, à essayer d'en faire quelque chose de beau, ça m'aide à me convaincre qu'en fin de compte, je... Je ne suis pas mauvaise.
Et soudain, sans que Virasa n'ait rien vu venir, elle entendit sa sœur laisser échapper un sanglot qui fit vaciller un instant son cœur dans les ténèbres.
-Eh, Sev'rance... Tu vois bien que tu n'es pas orgueilleuse. C'est vrai que les choses n'ont pas été faciles pour nous après l'arrestation d'oncle Vorgan, et surtout pas pour toi, tu étais plus âgée que moi et tu avais tes rêves ; moi, j'imagine que quelque part, sans m'en rendre compte, j'ai dû décider que ça ne m'apporterait rien de bon de m'occuper de guerre et de politique... Toi, tu n'as cessé de te heurter au mépris et à la méfiance. Mais tu ne dois pas écouter les gens qui t'ont traité ainsi, hein ? Bien sûr que non, que tu n'es pas mauvaise... Tu le vois bien, non ? Quoi qu'aient pu dire tes juges, demandes-toi ceci : est-ce qu'à un moment ou à un autre, tu as voulu nuire à autrui ? Est-ce que tu n'as pas tout fait pour éviter d'en arriver là ?
-Oui, mais j'ai quand même trahi, j'ai quand même choisi de placer mon propre jugement au-dessus des lois ! Ça fait des années que je me répète que j'ai été injustement traitée, et pour une fois qu'on me fait confiance, la première chose que je trouve à faire, c'est d'organiser une mutinerie ! Simplement parce que j'en pensais que j'avais raison, sans en avoir la preuve... Je me suis crû au-dessus des lois ; ce n'est pas de l'orgueil, ça ?
-C'est de l'orgueil de considérer qu'on a le droit de vivre ? C'est de l'orgueil de considérer que l'on doit quelque chose à ses compagnons d'armes ? Si tu n'avais pas fait ce que tu as fait, tu serais morte, Sev'rance, tu l'as dit toi-même. Ce n'est pas rien ! La vie d'un être pensant a de la valeur, plus de valeur que toutes les lois que nous pouvons inventer, parce qu'elles sont inventées pour protéger cette même vie ; tu tiens à des gens, des gens tiennent à toi et j'en suis, et ça vaut aussi pour tous ceux que tu as sauvé, nous faisons tous partie d'un même ensemble que les lois sont censées protéger...
« Ce n'est pas quelque chose que l'on sacrifie aisément. Franchement, si tu étais restée sans rien faire à suivre les ordres de Zarden, des ordres auxquels lui-même ne croyait qu'à moitié, en sachant ce qu'il allait se produire... Et imagines qu'après, tu aies survécu, tous tes camarades morts. Bien sûr, tu aurais pu te présenter la tête haute en cour martiale ; mais tu crois que tu te sentirais mieux ? Admettons un instant que tu te sois trompée, Zarden serait mort pour rien : tu aurais dû avoir du remords pour être à l'origine de cela, mais être fière de l'avoir tenté ! Évidemment, les gens comme Zarden dorment mieux le soir ; que ceux qui dépendent d'eux vivent ou meurent, ils n'en sont pas responsables. Mais ils ont tort : les lois doivent guider l'Homme en quête d'un jugement neutre sur ce qu'il doit faire pour l'organisation de la société, elles ne sont pas un refuge pour le lâche... Tu as choisi de considérer que les vies Chiss qui dépendaient de ta décision comptaient et que tu devais tenter quelque chose, tu as accepté l'idée que si tu te trompais, ce serait de ta faute, pour agir ; alors maintenant, dis-moi, de celui qui croit avoir des principes si capitaux qu'il se place au-dessus de ceux envers lesquels il a un devoir et probablement de l'attachement, et de celle qui est incapable de laisser mourir ses semblables, ses égaux, et elle-même par la même occasion, dis-moi qui a fait preuve d'orgueil ?
-Ce que tu dis se tient... C'est plus ou moins la version altruiste de ce que m'a dit Vandalor, d'ailleurs... Mais j'ai vraiment trop peur d'avoir fait ça pour me prouver que j'étais une héroïne, tu comprend ? Ce n'est pas conscient, bien sûr, mais...
-Rentres-toi ça dans la tête, Sev'rance : tu n'as rien à prouver. Nous avons grandies ensemble, et je t'aime ; sur Tehirahs, tu as trouvé des milliers de fantassins pour t'être reconnaissants ; et surtout, Safera, tu penses qu'elle serait tombée amoureuse d'une fanatique ? Je ne sais pas exactement ce qu'elle a fait, tu ne m'as pas dit comment elle est morte, mais je suis sûre que...
-Elle est morte en refusant d'abandonner à leur sort des gens qui ne le méritaient pas, lâcha Sev'rance. Elle y a parfaitement réussi, et sans tuer qui que ce soit ; et c'est après cela...
La voix de Sev'rance se brisa.
-C'est après cela qu'elle a été assassinée. Elle n'est pas morte pendant une bataille à proprement parler, elle a été assassinée par quelqu'un qu'elle venait de sauver ; elle n'est pas morte foudroyée par une décharge blaster, elle est morte le ventre ouvert après plusieurs minutes de souffrance. Je ne sais pas si elle aurait pu aimer quelqu'un de mauvais, mais je peux te dire qu'elle aurait essayé de le sauver. Et puisque tu m'en parles, je peux aussi te dire qu'elle était la personne la plus généreuse, la plus pacifique et la plus courageuse que j'ai rencontré ; même ses ennemis n'avaient rien à craindre d'elle. Elle était l'incarnation de l'espoir et de la bonté, et on l'a assassinée.
« C'est aussi cela qui me fait peur, Virasa : quand elle est morte, toute vie a cessé d'animer mon cœur pendant des mois, j'ai plongé dans la pire des douleurs et j'ai crû que je n'en ressortirais jamais ; et à présent que j'ai retrouvé la force de vivre, j'ai peur de ne plus jamais être la même. Des injustices, j'en avais vu et j'en avais entendu, mais il y a dans ce qui est arrivé à Safera quelque chose qui dépasse mon entendement, qui m'horrifie et me révolte, qui me force à m'élever toute entière contre l'univers au sein duquel c'est arrivé ; le mal dont nous sommes capables m'a frappée de plein fouet, plus encore que jamais auparavant, et le désespoir s'est incrusté dans mon cœur, le désespoir de voir qu'aussi bon que l'on soit, rien ne change. J'ai peur... J'ai peur que ce ne soit pas seulement la possibilité que je me consacre pleinement à l'amour de quelqu'un plutôt qu'à mon devoir qui m'ait quittée, mais aussi tout sentiment chaleureux pour mes semblables, parce que je sais de quoi ils sont capables. Certes, je t'aime, toi... Mais je ne peux pas nier ce que je ressens, et c'est pourquoi j'ai plus que jamais besoin de me prouver que je peux faire le bien, à présent, j'ai besoin de faire quelque chose dont je sois fière. Et si je ne peux plus me consacrer corps et âme à l'Ascendance, si je ne peux plus me montrer exceptionnelle à cet égard... Alors écrire est un moyen comme un autre de ne pas perdre la tête.
Virasa ne savait pas quoi répondre à cela, elle était déjà subjuguée de voir Sev'rance s'étendre ainsi sur elle-même, mais elle essaya tout de même :
-Tu te reproches des crimes imaginaires, Sev'rance. Tu n'as rien fait ; et ce que tu ressens est parfaitement normal... Si tu n'étais pas capable d'éprouver de la colère et du désespoir après ce qui est arrivé à ton amante, tu ne serais pas capable d'aimer, tu ne serais même pas consciente de ce que peuvent ressentir ceux qui t'entourent... C'est parce que tu es quelqu'un de bien que tu ne peux pas supporter l'idée que quelqu'un que tu aimes soit mort injustement. Si tu étais capable d'accepter cette idée, tu serais toi-même capable du pire... Et ça, ça me ferait
vraiment peur. Aussi longtemps que tu pourras ressentir de la colère contre ceux qui ont tué Safera, tu pourras ressentir de la colère contre toi-même si tu fais quelque chose de mal.
-Mais parfois, on ne s'en rend compte qu'après, et il est trop tard...
-Tu es en train de te poser la question, non ? Alors non seulement tu n'es pas un monstre, mais tu n'es même pas ivre de vengeance... Tu ne vas pas te reprocher d'accorder une valeur à la vie, non?
-Non, bien sûr.
-Alors sors-toi définitivement de la tête cette idée que tu dois prouver que tu es quelqu'un de bien...
-Ce n'est pas si simple.
-Je sais. Mais je te souhaite d'y arriver...
-Je comprend et je t'en remercie, mais je ne sais pas si je me souhaite d'y arriver, moi... Est-ce que je ne suis pas mieux ainsi ?
-Non, parce que tu ne seras jamais suffisamment bonne à tes propres yeux... Aussi fort que puisse être ton engagement pour l'Ascendance Chiss, je ne crois pas que tu sois fière que tant de soldats Kryshzlas soient morts de ta main sur Tehirahs.
-Non, bien sûr. Je sais que je ne serais jamais celle que je voudrais être, je me suis faite à cette idée.
-C'est une bonne chose, parce qu'aussi contradictoire que cela puisse paraître, si tu laisses le remords te dévorer plutôt que de simplement l'accepter, là, tu vas devenir vraiment dangereuse, ne serait-ce qu'en croyant te racheter... Si tu acceptes l'idée que tu n'es pas peut-être pas quelqu'un de bien plutôt que de chercher à tout prix à prouver le contraire, ça ne t'empêchera pas forcément d'agir de façon injuste, mais au moins tu ne te couperas pas du monde qui t'entoure et tu sauras ce que tu fais.
-C'est vrai, céda finalement Sev'rance. Tu sais, je crois que je vais vraiment finir par arrêter de te traiter de philosophe de comptoir !
Virasa rit.
-Dommage, j'aimais bien cette représentation de moi-même...
-Euh, Virasa ?
-Oui ?
-Tu... Tu es celle que tu voudrais être, toi ? Je voudrais juste savoir... Est-ce que c'est possible ?
Elles n'y voyaient rien dans la nuit, mais Virasa eut tout de même le réflexe de sourire pour dissimuler son mensonge.
-J'imagine que oui... Je crois qu'on ne peut pas avoir tout ce que l'on veut, mais on peut au moins être à peu près celui que l'on voudrait. Non, je ne demande pas grand chose de plus qu'enseigner, aimer ceux qui m'entourent et raconter des bêtises en essayant d'analyser les passions Chiss ; ça, c'est ce qui nous concerne tous, quelles que soient nos opinions et notre histoire... Tu es un cas assez intéressant, d'ailleurs. Du reste, non, vraiment, j'en demande peu... Je vais bientôt me marier avec Wyxain, ça faisait longtemps que je l'espérais ; j'aimerais avoir un enfant, aussi, mais ça risque d'être compliqué...
Virasa était stérile ; c'était vraiment un problème qui se posait à elle, mais elle avait cependant bien pris soin de contourner ce qui lui faisait le plus de mal dans son existence, et elle savait que Sev'rance n'était pas dupe.
-Pourquoi tu me demandes cela ? questionna-t-elle ensuite pour détourner la conversation.
-Parce que... Parce que je me suis souvent demandé à quoi ressemblerait ma vie aujourd'hui si j'avais quitté l'armée avec Safera pour essayer d'avoir une vie paisible à ses côtés... Quelque chose comme celle que tu essayes d'obtenir. Ironiquement, en fin de compte, si ça c'était produit, je n'aurais pas eu moins de mal que toi à fonder une famille...
-Oui ! Mais comme tu le dis toi-même, ça ne sert à rien d'y penser, Safera n'est plus là et tu ne veux même plus entendre parler d'histoires d'amour...
-Non, en effet. J'étais curieuse de savoir ce que tu m'en dirais, mais ça n'arrivera pas, ni rien d'approchant... Je vais juste me décider à laisser les manuels d'Histoire tranquilles. Petite sœur ?
-Oui ?
-Merci d'être venue me chercher, au fait.
-Mais de rien... Allez, il fait nuit noire, il est hors de question de rentrer maintenant ; j'espère que nous n'aurons pas trop froid... Bonne nuit.»