par Alcatel » Mer 29 Oct 2003 - 4:36 Sujet: INTERVIEW DE GEORGE LUCAS: "POSITIF", NOVEMBRE 197
Entretien réalisé à Londres le 9 mars 1977 et traduit de l’américain par Michel Ciment.
-A quand remonte le projet de Star Wars ?
-A très loin. Quand je regardais, enfant, les aventures de Flash Gordon en épisodes. J’aimais aussi beaucoup les bandes dessinées. En fait, j'ai commencé à travailler dans les arts plastiques, dans le dessin. Ensuite je suis passé à la photographie puis au cinéma. J'ai une galerie d'art à New York qui vend les originaux des "comics" comme les peintures qui leur ont donné naissance. Je suis un fan d'Alex Raymond par exemple. Cela fait longtemps que je voulais faire un de ces « serials » d’aventures pour les séances du samedi après-midi. J’ai essayé en vain d’avoir les droits de Flash Gordon. Et puis j’ai réfléchi et je me suis rendu compte qu’en l’adaptant je devais être fidèle à des choses qui ne m’intéressaient pas vraiment... Alors j’ai fait un original qui s’inspire de toute une tradition du fantastique de l’espace puisque Flash Gordon lui-même vient du John Carter d’Edgar Rice Burroughs. Et puis au cinéma il y a eu les décors et les effets spéciaux de Ray Harryhausen. Mais ce qui m'intéressait, c'est qu'il n'y avait pas vraiment eu un bon film dans ce genre. Dans les années cinquante la science l'a emporté sur la fiction, et le romanesque a été plus ou moins abandonné à mesure que les voyages dans l'espace et la technique venaient au premier plan. Dans le genre, le chef-d'oeuvre, c'est 2001, un de mes films préférés, où tout est précis scientifiquement et imaginé à partir du possible. C'est vraiment de la SCIENCE-fiction. Une des rares exceptions de ce courant général peut être Planète interdite que j'ai beaucoup aimé quand il est sorti. A la télévision, nous avons Star Trek et 1999, qui sont dans ce genre, mais également très scientifiques. Mais THX 1138 n’était pas pour moi de la science-fiction mais plutôt de la fiction sociologique. Au « collège », ma dominante c’était l’anthropologie et la sociologie: je m’intéressais à l’étude des cultures. C’était le sujet du film. Avec Star Wars, j’espère éveiller un intérêt plus grand pour le domaine peu exploré des aventures imaginaires.
-Pensiez-vous pouvoir faire mieux parce que le grand public est plus connaisseur de science-fiction qu’auparavant ou à cause du perfectionnement des effets spéciaux ?
-Je n'ai pas pensé en ces termes. Je voulais créer un imaginaire qui paraisse vrai. J’ai voulu me concentrer sur le réalisme de ces galaxies lointaines plutôt que sur l’aspect fantastique. Et que ce soit drôle, chaleureux, que cela plaise aux enfants.
-Que vous a apporté l’expérience de THX 1138 ?
-THX 1138 fut mon premier long-métrage mais aussi mon premier test de metteur en scène. Avant, je faisais des films abstraits, d’avant-garde, sans histoire, sans rien, que je combinais avec des techniques de cinéma direct. Dans THX 1138 j'ai essayé d'utiliser ce que j'aimais faire alors pour un résultat tout différent, en racontant une histoire pour le public. THX 1138, c'est donc ma tête. American Graffiti, mon second film, c’est mon coeur, c’est une réponse à tous ceux qui disaient que j’étais froid, bizarre, cérébral, incapable de faire un film normal, c'est sur cinq ans de ma jeunesse où je passais mon temps en voiture dans la grand'rue de ma ville à draguer les filles. Star Wars, c’est la combinaison des deux. THX 1138 représente ce que je pensais quand j'étais à l'université de Californie du Sud, que j'avais 20-21 ans et que j'étais préoccupé par ce qui se passait dans le monde, la colère des jeunes contre l'oppression. American Graffiti, c'est moi aussi, mais quelques années plus tôt, quand j'allais au lycée. Star Wars, c'est encore moi, mais il y a plus longtemps encore, quand j'avais 10-11 ans et que j'allais à l'école. C'est un film étrange où j'ai fait tout ce dont j'avais envie, en le peuplant ici et là de créatures qui me fascinaient. Il n’y a pas vraiment de message sinon des choses très générales que l’on trouvait déjà dans THX 1138 contre le fascisme, le totalitarisme, les Etats policiers. Mais en fait les trois films racontent la même histoire.
-Dans vos deux premiers films, les héros s’en vont à la fin, dans le dernier le départ se situe au début.
-Oui, il est différent des deux autres. Mais, comme eux, il parle de la responsabilité de chacun face à ses actes. Vous ÊTES ce que vous faites. Si vous voulez participer à quelque chose, la décision dépend de vous, pas d’une force extérieure. D'une certaine façon, c'est l'histoire d'un jeune garçon qui ne veut pas être impliqué dans une révolution, bien qu'il y croie. Elle se passe très loin de lui et il a son travail à la ferme. Mais finalement il se trouve engagé de force car sa maison et sa famille sont détruites. Il y a donc un peu plus de déterminisme que dans les autres films, mais la morale est la même: si vous ne vous battez pas contre l’Etat, l’Etat va vous écraser. C'est inévitable. On a beau dire qu'on n'est pas concerné, l'histoire vous y oblige un jour ou l'autre. Dans Star Wars je trace des lignes convergentes, dans THX 1138 et American Graffiti c'était des lignes parallèles. Les héros étaient portés par le courant jusqu’au moment où ils décidaient qu’ils ne voulaient plus qu’il en soit ainsi. Ici cela se passe au début.
-Quels sont vos écrivains de SF préférés ?
-Ils sont nombreux: Asimov, Arthur Clarke, Van Vogt, mais aussi Heinlein, Harry Harrison, Tolkien, Frank Herbert qui sont plus proches de Star Wars.
-Vous écrivez seul vos scénarios: comment procédez-vous ?
-Le scénario de Star Wars fut très difficile à écrire. Des quatre années de travail qu’a demandées le film, deux furent consacrées au scénario. Il y a eu quatre versions complètes avec quatre histoires et quatre personnages différents. La première était sur un vieillard. La seconde, sur une jeune fille. La troisième, sur deux frères. Et la quatrième - la bonne ! - sur les aventures d'un jeune fermier et d'une Princesse. Le plus difficile fut simplement de savoir ce que je voulais que le film soit. Un film « dur », à la Flash Gordon, donc assez proche de James Bond ? Ou un film plus tendre, dans la lignée de Jules Verne ? J’ai finalement opté pour le mythologique. Le premier scénario était gigantesque, faisait cinq cents pages, contenait tout ce que je désirais et aurait coûté cent millions de dollars ! Or je m'étais fixé 7 millions de dollars - même si le film a finalement coûté 8,5 millions. En fait, à l'origine, il devait coûter 4 millions de dollars, mais sans que nous changions quoi que ce soit, la simple inflation a doublé le budget. Mais cela reste d'un prix modéré comparé aux films de mes amis qui vont de 13 à 25 millions de dollars !
-Quels sont les éléments des autres scénarios que vous avez utilisés dans votre version définitive ?
-Le vieil homme est toujours là. Il était un guerrier, comme le personnage de Ben Kenobi joué par Alec Guinness. La jeune fille ressemblait à Luke Skywalker, le héros de Star Wars et elle allait à la recontre de son frère, d'où la troisième version avec l'histoire des deux frères. Le plus jeune cherchait son aîné perdu, possesseur d'un cristal qui lui permettait de gagner la guerre. Han et Luke, dans Star Wars, sont issus de ces deux frères mais je les ai considérablement transformés. Quant à la jeune fille, elle est devenue la Princesse Leia. Dans la première version, Luke n'était même pas présent. Il y avait les éléments samouraï et zen que l'on retrouve chez Ben Kenobi, mais ils jouaient un rôle bien plus important. Le vieux guerrier s'accrochait à une tradition qui avait été perdue. C'était beaucoup plus intellectuels, plus dialogué, on y parlait de la force, de la religion. Il a fallu alors que je me décide soit à tourner ce scénario plus philosophique dans la continuation de THX 1138, soit à être fidèle à mon idée première d'un film d'action plein d'aventures extraordinaires. En fait, l'idée originale était plus ésotérique, plus proche encore que le film actuel des serials "Republic" du samedi après-midi, avec un rythme ultra-rapide. J'ai gardé ce rythme slam bang pour la deuxième partie, mais je n'ai pas pu me convaincre de l'adopter pour le film tout entier et de réduire tout le dialogue à "De quel côté ?" et "Les voilà !", "Fais attention !". Cela aurait été lassant et j'ai combiné les deux. Des 500 pages du premier scénario, je suis arrivé à 120 pages. Mais ce fut difficile car je voulais tout garder, comme un enfant dans une confiserie.
-Luke Skywalker ressemble à ces jeunes paysans russes dans le style de Sadko.
-Je voulais ce côté conte de fées mythologique, que j’aimais dans mon enfance et que je retrouvais dans les westerns avant qu'ils deviennent sérieux et qu'ils posent des problèmes. J’avais étudié en anthropologie les rapports entre la société et les mythologies des contes populaires. Une des idées de base, c’est l’existence, à l’horizon, d’un monde exotique qu’un jeune guerrier va explorer et affronter. C'est l'histoire d'Ulysse, des chevaliers de la Table Ronde, de l'Île au Trésor, de Gunga Din. Et aux Etats-Unis ce furent les westerns. C'était des films merveilleux, parce que les gens qui les créaient avaient eu un rapport direct avec ces histoires, ils les avaient connus. Pour les gens de ma génération, il n’y a plus d’Ouest. La seule frontière nouvelle, c’est l’espace. Mais l’ennui, pour moi, c’est que cette frontière est technologique, cérébrale, privée d’aventures, de romanesque. Alors j’ai voulu un espace imaginaire, comme celui de nos rêves où l’on combattrait des monstres, où l’on sauverait des êtres en péril, où tout serait possible, où l’on retrouverait la loyauté et l’amitié.
-Dans un film de ce genre, l'apport visuel est essentiel. A quel stade de l'élaboration du scénario travaillez-vous avec votre décorateur, John Barry ?
-Lorsque j'écrivais, je pensais immédiatement au décor. Si je n'arrivais pas à le visualiser, je n'écrivais rien. A la fin de la première année, j'ai travaillé avec un illustrateur, Ralph MacQuarrie, qui avait collaboré avec la NASA et de grandes compagnies d'aviation et aussi avec Alex Tavoularis, le frère du décorateur du Parrain. J'avais par exemple conçu un monstre, le Wookie, croisement d'ours et de singe géant et que j'ai imaginé à partir de mon chien, un Malamute qui vit depuis longtemps avec moi. Ils en ont fait des peintures pendant que je continuais à écrire et ils me les soumettaient jusqu'à ce que cela correspond à mon idée, si bien que lorsqu'on est vraiment arrivés à la préparation du tournage, il y avait déjà beaucoup de croquis et de dessins, des milliers en fait, mais cela ne représentait pourtant que 40% du film environ. Nous sommes allés en Tunisie par exemple pour rechercher non pas tellement des déserts que nous avons aux Etats-Unis, mais plutôt l'architecture. Je voulais quelque chose de primitif, d'essentiel, mais qui paraisse futuriste. Le type d'habitat qu'une société technologique pourrait construire dans un désert: simple, en béton, sans fenêtres, peu élevé. Et nous avons trouvé cela à Djerba.
John Barry a travaillé très étroitement avec moi. Je lui disais ce que je désirais et là encore, il me faisait une multitude de croquis. Quand je lui parlais d'un robot, il devait non seulement le dessiner, mais aussi le faire fonctionner. C'est lui qui s'est chargé des 60% qui restaient à concevoir avant le début du tournage, les décors par exemple et tous les détails de leur agencement interne. Ainsi, nous avions deux robots mais il lui a fallu en fabriquer 17 autres, tous différents les uns des autres. Je lui ai fait quelques suggestions et il a brodé dessus. Il lui a fallu construire des décors de trente pieds de haut et de 90 pieds de long que l'on puisse transporter en Tunisie, démonter et remonter en quatre jours.
-Vous avez imaginé trois univers dans cette Galaxie. A quoi correspondaient-ils pour vous ?
-L’un est un désert. L’autre est un monde totalement mécanique, l’Empire, une station spatiale, entièrement faite par l’homme, qui représente le mal et qui détruit les planètes, une ville de trois cents kilomètres de diamètre gouvernée par Peter Cushing. Le troisième est une jungle où se trouve la base des rebelles. Le premier est jaune pâle comme le sable. Le second gris comme le métal. Le troisième vert comme les plantes. Dans l’ensemble le film est traité en monochrome, comme THX 1138. La seconde partie est blanche, la seconde noire et c’est l’histoire du combat entre le mal et le bien. Je suis très influencé par l’art oriental, par la simplicité de la peinture japonaise. J’aime l’écran large, les grandes surfaces blanches avec quelques touches de couleur. J’évite les tons criards, bien qu’American Graffiti ait été conçu volontairement dans les couleurs d’un juke-box.
-Vous avez aussi travaillé avec John Dykstra qui avait collaboré avec Douglas Trumbull sur Silent Running. Quelle fut sa contribution au film ?
-Il s'occupe des effets spéciaux. C'est lui qui a pris soin des maquettes pour les vaisseaux spatiaux qui avaient été conçus par Joe Johnson et Colin J. Cantwell, ce dernier ayant participé à la fabrication de 2001. John Dykstra a aussi conçu les caméras avec des génies en électronique pour obtenir une mobilité des effets spéciaux que l'on n'a jamais connue auparavant. Trumbull m'a raconté que pendant trois mois Kubrick a essayé sans succès de faire des panos sur le bus lunaire de 2001. Avec le développement de la technique, on a pu se permettre des tas de mouvements compliqués. Dans Star Wars, John Stears, lui, s'est occupé des robots, des explosions, de tous les effets mécaniques. Les monstres ont été créés par sept ou huit personnes, Ron Cobb en particulier, qui est dessinateur humoristique et aussi Rick Baker et Stuart Freeborn qui avait travaillé sur les singes de 2001. Certains sont de grandes poupées, d'autres des hommes déguisés.
-Les rapports de Luke et Han Solo sont proches de Curt et de Steve dans American Graffiti.
-Ou de Terry-John Milner ou mieux encore de Curt-John Milner. Mais vous savez, dans Star Wars il était difficile de faire d'une part des aventures imaginaires, fantastiques et d'autre part de développer des personnages, de jouer avec des idées. Les rapports entre les gens sont donc très simples. Han est avant tout un mercenaire qui ne s'intéresse vraiment à rien d'autre qu'à l'argent, tandis que Luke ne pense qu'à la cause. C'est le rapport entre un homme mûr, endurci, cynique et un jeune idéaliste.
-Une autre difficulté est d’inventer un monde totalement imaginaire, avec pourtant des gens qui nous ressemblent, ce qui crée donc un lien avec nous.
-Ce que j’aime dans la SF, c’est de pouvoir créer tout un univers, alors que dans un livre cela reste plus cérébral. Au cinéma, au contraire, on fait naître vraiment une autre réalité. C'est un défi très excitant et qui m'a toujours séduit depuis mes premières études de dessin et mon travail dans l'animation à l'Université. J'ai aussi été assistant-décorateur sur Les gens de la pluie de Coppola. Je voulais même faire des études d'architecture mais mon père ne voulait pas que j'aille à l'école des Beaux-Arts. En fait, j'ai une double formation car j'ai aussi travaillé longtemps dans un garage comme mécanicien pour gagner de l'argent. Je m'occupais également de la réparation des voitures de course. Et je voulais en même temps entrer à l'Université et devenir un artiste. J'ai connu alors Haskell Wexler, le chef opérateur, qui conduit des voitures de course et venait les faire réparer. Par lui, je me suis intéressé à la photographie, puis je me suis inscrit au département de cinéma de U.S.C. Mais mon goût persistant pour l'art m'a fait choisir l'animation qui combinait les deux. En fait, j'ignorais presque tout du cinéma. Dans ma ville de Modesto il n'y avait qu'un seul cinéma que je fréquentais le samedi, mais surtout pour draguer et m'amuser. Et d'autre part je regardais les films à la télé, mais ils étaient assez vieux. C'est à l'Université vraiment que j'ai découvert le cinéma, des oeuvres qui me provoquaient, en particulier les films canadiens du National Film Board, depuis Claude Jutra jusqu'aux oeuvres abtraites de Norman McLaren. Ce fut pour moi une révélation soudaine qui me décida vraiment à devenir cinéaste. Et c'était l'époque - le milieu des années 60 - où le nouveau cinéma comme celui de Godard commençait à pénétrer dans les universités américaines. Venant des Beaux-Arts, ce qui m'intéressait en premier, c'était le travail avec la caméra, puis j'ai découvert le montage et j'en suis devenu fou, au point de vouloir devenir monteur. Pendant toutes mes années d'études, mes films étaient abstraits, c'était des poèmes visuels. Et après mon diplôme les emplois que je trouvai furent comme chef-opérateur et monteur. C'est ainsi que j'ai travaillé pour Saul Bass (Why Man Creates) qui avait aimé mes films, puis j'ai monté des films pour la U.S.I.A. (United States Information Agency) sur le voyage du Président en Asie par exemple.
-McLaren, Saul Bass d’une part, Jutra, Godard d’autre part sont aux antipodes.
-Oui, mais ce sont deux extrêmes qui m’attiraient par opposition au milieu, la fiction classique, romanesque, théâtrale. Je me suis toujours vu comme un artisan. Je suis très « peintre » dans mon travail. J’aime m’asseoir sur une feuille de papier et dessiner. J’aime sculpter. Un jour j’ai eu une grande discussion avec George Cukor, qui me disait détester l’expression « film-maker » et qu’il était, lui, un « film-director », qu’il dirigeait les acteurs. Et moi j'ai alors revendiqué l'expression de "film-maker". Je me suis rendu compte que si je n'avais pas pu l'être, j'aurais sans doute alors fabriqué des jouets. Ce que j’aime, c’est m’occuper de la caméra, et ensuite mettre les bouts de film ensemble et m’émerveiller de toutes les combinaisons que l’on peut faire au montage. Puis ajouter du son. Ce jeu est proche de celui de l’artiste. Je déteste arriver sur un plateau et dire à l’un: « Tu restes là » et à l’autre « Tu te déplaces un peu... ».
-Cela s'explique pour des films comme THX 1138 et Star Wars, mais American Graffiti est un film dans la tradition du director, le rôle des acteurs y est essentiel.
-Ce fut l'influence de Coppola. Pendant mon séjour à l'Université, je reçus une bourse qui me permit de suivre un film pendant six mois avant de revenir étudier et je fus assigné à la Warner qui n'avait alors qu'un film en tournage, Finian's Rainbow. J'ai donc commencé à travailler avec Francis. Je traînais sur le plateau et m'ennuyais car ce n'était pas le type de film qui m'intéressait.
-Lui non plus, apparemment !
-Francis est en premier lieu un écrivain et ensuite un "dramatiste": il s'intéresse au jeu de l'acteur. Il vient du théâtre et de l'écriture de scénarios. Il a une formation très différente de la mienne; il est dans une tradition plus littéraire, proche de Tennessee Williams et de Kazan. Quand je suis devenu son assistant, nous étions si différents par nos goûts, nos origines, que nous avons été très vite proches amis. Je l'aidais pour le montage et la photo et lui me disait: "George, tu devrais apprendre à écrire et à diriger les comédiens." Et cela n'a pas changé depuis cette époque. J'ai un esprit très pratique: je suis conservateur, réfléchi, introverti. Francis est flamboyant, extravagant, italien ! Nous sommes à l'opposé l'un de l'autre.
-Pourquoi avez-vous abandonné Zoetrope ?
-Construire Zoetrope a coûté très cher et Coppola avait emprunté beaucoup d'argent à la Warner. Comme la compagnie nous haïssait, elle a voulu qu'on la rembourse immédiatement pour nous détruire. Mais grâce au Parrain, Francis a pu payer ses dettes. Quant à continuer l'expérience, c'était impossible, trop cher, pas viable commercialement. Zoetrope existe toujours mais ne fonctionne pas comme nous le voulions au départ, elle loue du matériel.
-Dans tous vos films il y a des voitures, y compris dans Star Wars !
-Dans Star Wars, ce sont des voitures magnétiques et les vaisseaux spatiaux ressemblent à des voitures. Dans ma jeunesse, j'étais fou de courses. Je conduisais une Fiat mais ce que je désirais bien sûr, c'était une Ferrari. Je travaillais dans un garage qui s'occupait des voitures étrangères et nous avions des Renault adaptées. A 18 ans, j'ai eu un accident terrible et j'ai failli me tuer. Depuis, j'ai eu un blocage et mes parents ont usé de toute leur influence pour que j'abandonne et c'est ce que j'ai fait. Mais j'ai conservé de l'intérêt pour les rapports de l'homme et de la technologie. C'est ce qui me passionne aujourd'hui dans les ordinateurs et j'ai toujours eu une fixation pour les voitures. J'aime regarder les gens vivre avec les machines. Mais mon attitude est ambivalente: je m'en méfie et je les aime. En Nouvelle-Guinée les hommes ont un rapport avec les arbres, les étoiles. L'homme moderne, lui, vit avec ses machines et l'étudier dans cette fonction c'est faire de l'anthropologie.
-American Graffiti est un film anthropologique; il étudie les moeurs d'un groupe restreint et particulier.
-C'était mon but. Je l'ai abordé comme une étude du rituel de l'amour, de la séduction. Comment ça se passe chez les jeunes Américains. Et tout a lieu dans les voitures. Personne n'avait fait de films sur ce que 80% des Américains ont connu dans leur jeunesse depuis la fin de la deuxième guerre. Tom Wolfe a écrit deux articles là-dessus mais il n'y a rien eu d'autre. Pendant quatre ans, j'ai moi-même passé mon temps à sécher les cours et à poursuivre les filles en voiture. C'est un album nostalgique de ma vie et la plupart des incidents du film sont tirés d'événements de ma vie et de celle de mes amis. J'ai écrit le premier jet avec Gloria Katz et Willard Huyck qui ont rédigé le scénario définitif parce que je déteste écrire. Je ne suis vraiment pas un bon écrivain. Le scénario que j’avais jeté sur le papier comportait toutes les scènes mais le dialogue n’était pas assez drôle, cela manquait d’esprit et de charme, toutes choses qu’allaient apporter Gloria et Bill.
-A quoi correspondait pour vous le carton final qui annonce la destinée des personnages ?
-Je me suis battu à ce sujet avec mes scénaristes parce qu'ils n'en voulaient pas. Mais j'avais l'intention de mettre le film en perspective. Le thème, c'était: on ne peut toujours avoir dix-sept ans. On ne peut rester dans son cocon toute sa vie. Car le changement est inévitable. Et c'est ce que disait la fin: elle annonçait une autre période, la guerre qui allait tous nous concerner. Je ne pouvais pas me contenter d'évoquer une période de ma vie. Il fallait que je fasse sentir le passage à autre chose. De même qu'à la période de la guerre du Viet-Nâm allait succéder une autre période qui ressemble à celle d'American Graffiti. Je crois d'ailleurs sociologiquement aux cycles de dix ans. Je crois aussi à la théorie de la douleur. Vous vous cognez la tête contre les murs pendant dix ans, puis vous vous retirez pour panser vos plaies. Puis vous recommencez. Les gens se battent pour le changement puis redeviennent conservateurs jusqu'à ce qu'ils oublient les épreuves qu'ils ont endurées, et alors ils luttent à nouveau. Car il n'y a pas de changement sans souffrance. Une des grandes leçons du Watergate par exemple c'est que les Américains savent maintenant que les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent. 1984, THX 1138 s'approchent de nous. Il faut en prendre conscience et lutter.
-Dans THX 1138 et dans American Graffiti les personnages semblent prisonniers d'un cercle fermé, ils tournent en rond et à la fin l'un d'eux s'échappe.
-C'était très important pour moi. Beaucoup de mes amis étaient coincés dans cette petite ville et ils voulaient partir mais ils manquaient d'énergie pour le faire. THX 1138 est né de ce sentiment d'enfermement que j'avais connu à Modesto. Je me suis rendu compte, après en être sorti et avoir étudié à l'Université, que pendant longtemps j'avais manqué de confiance en moi-même. Ce fut une révélation pour moi de sentir que j'étais capable d'accomplir quelque chose si je savais utiliser le pouvoir qui était en moi. American Graffiti avait pour sujet le monde d'où est sorti THX 1138, cette cellule que l'on s'est construite soi-même et où l'on est pris au piège. J'ai été comme Curt: un jour je me suis dit que j'allais partir, que j'allais prendre cette décision. Mais je suis proche aussi de mes autres personnages. Au début du lycée, j'étais plutôt comme Terry "the toad". Et à la fin comme John Milner: j'avais les voitures les plus rapides, personne ne pouvait me battre. Mais je n'ai jamais été Steve, le "délégué de la classe". Il ressemble plus à ma soeur qui était "cheer-leader". C'est elle qui a les traits de Laurie qui, bien sûr, est la soeur de Curt dans le film. Chaque personnage est donc en partie moi-même et en partie un de mes amis. John Milner est un composé de moi, d'un de mes amis, barbu, à la Coppola, plein d'autorité et qui m'impressionnait beaucoup, et de John Milius. Gloria Katz et Willard Huyck ont beaucoup amélioré le personnage de Steve qui était très mal écrit et que je n'arrivais pas à rendre vivant.
-Où a été tourné THX 1138 ?
-Entièrement à San Francisco en décors réels sauf une semaine à l'aéroport de Los Angeles et en studio pour la scène de la prison. Nous avons tourné dans des souterrains, dans des bâtiments municipaux. On aurait pu le tourner dans n'importe quelle ville. A un moment je voulais réaliser le film au Japon, j'avais fait des repérages à Tokyo mais la Warner y a renoncé. THX 1138 est un film sur aujourd'hui, une parabole sur l'état du monde en 1970. Je n'ai rien exagéré, j'ai simplement donné une légère déformation à la vision que j'avais de l'Amérique de l'époque.
-Pourquoi évitez-vous de montrer le vrai pouvoir aussi bien dans THX 1138 que dans Star Wars ?
-Parce que je ne crois pas que l’on sache où se trouve le pouvoir. Il y a des gens qui ont du pouvoir mais ils n’incarnent pas le pouvoir.
-Mais le pouvoir existe, non pas dans des personnages mais dans le complexe militaire ou industriel par exemple.
-J’ai le sentiment que les personnages ne le savent pas. C'est ce que je voulais montrer dans THX 1138: que le pouvoir est devenu si fort, si vaste, si bureaucratique qu'on ne peut le localiser. C'est comme un corps gigantesque sans tête et qui fonctionne. Le complexe militaire et industriel ne semble pas avoir de plan, de pensée, c'est tout le problème de notre société: chaque force économique va dans sa direction sans contrôle réel, solide. A moins que l'on ne croie à la théorie du complot, comme certains aux Etats-Unis, à l'existence d'un groupe secret qui gouverne tout. Coppola et moi allons écrire un jour écrire un roman sur les sept metteurs en scène qui contrôlent le monde ! En fait, je crois davantage au syndrome du non-pouvoir, car tout est tellement bureaucratique qu’il n’y a pas finalement de pouvoir, que le pouvoir lui-même est victime d’un autre pouvoir et cela à l’infini. Et cela est dit spécifiquement dans THX 1138: personne ne sait qui gouverne le système. C'est la même chose dans une compagnie de cinéma: personne n'est responsable, on ne sait pas d'où vient la décision. Dans une autre version de Star Wars l’Empereur n’était rien, une sorte de Nixon contrôlé par d’autres forces. Le vrai pouvoir, c’est la Force. La Force a un pouvoir négatif et un pouvoir positif et l’Empire est gouverné par le mal, le pouvoir négatif, dont Darth Vader est l’ange gardien.
-Avez-vous l’intention de construire un autre film autour de la musique, comme American Graffiti ?
-Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant. Avec Star Wars, j’ai voulu réaliser la fiction hollywoodienne classique à l’ancienne que les gosses adorent, j'ai voulu me lancer dans des problèmes techniques très complexes mais je ne peux pas dire que je m’y suis engagé à fond émotionnellement ou intellectuellement. Maintenant que j’ai réalisé ce que je voulais, je sais que je peux faire n’importe quel film dans n’importe quelles circonstances. J'ai beaucoup appris, mais en même temps c'était très difficile, c’était très étranger de ma façon de faire des films. J’aime davantage travailler en artisan comme dans mes deux premiers films; dans Star Wars, c'était comme diriger une énorme entreprise avec des centaines de collaborateurs et le film est la somme de leurs qualités. Je veux maintenant revenir en arrière. Star Wars n’est pas vraiment ce que je VEUX faire, c’est un film que je me DEVAIS de faire pour connaître cette expérience et pour savoir si l’occasion se représenterait que je serais capable de diriger un « grand » film. Franchement, au départ, je ne voulais pas faire des films narratifs commerciaux mais c’est la seule façon de gagner sa vie. Pendant longtemps j'ai vécu du travail de ma femme et de boulots que je prenais ici et là. Je me suis décidé à devenir sérieux, à faire une "carrière" et j'ai réalisé American Graffiti, et le film a été un tel succès commercial que je n'avais même plus besoin de travailler. Et cela m'a libéré. J'ai pu faire alors Star Wars, le summum de ce genre de cinéma. J’ai déjà dit que maintenant je prenais ma retraite. Et les gens ne comprennent pas très bien. Il y a des tas d’autres choses qui m’intéressent. Par exemple, j’aimerais aider de jeunes cinéastes à faire des films et être le producteur exécutif d’une suite de Star Wars que je ne réaliserais pas. Maintenant que tout est en place - les personnages, les décors, les robots, etc... - on pourra se concentrer sur l’histoire et le troisième ou le quatrième épisode sera peut-être le vrai film intéressant ! Comme cinéaste, je veux revenir au non commercial, à l’expérimental, et ça, je veux le faire moi-même même si ça n’est jamais montré nulle part. Je veux pouvoir faire des erreurs terribles, me livrer à des expériences abstraites et émotionnelles. Dans ma maison de San Francisco, nous avons une table de montage, nous pouvons faire le mixage, projeter nos films. Coppola et Haskell Wexler ont des caméras que je peux leur emprunter. J'ai donc tout sous la main pour travailler. Ce qu’il me faut, c’est assez d’argent pour réaliser ces films, mais ce ne sera pas très cher. Bien sûr, j’ai aimé faire mes trois premiers films, mais ce qui m’attire, c’est autre chose et il est temps que je m’y mette. Je me suis amusé avec des trains électriques mais maintenant je veux revenir aux puzzles avec lesquels j’ai commencé.
(la dernière question traite des rapports entre Lucas et Coppola autour du projet d’Apocalypse Now.)
[ 28. mars 2004, 23:22: Message édité par : Alcatel ]
Je veux faire des films historiques épiques, des séries télévisées, des documentaires et des films d'avant-garde expérimentaux !