Re! On termine le chapitre X, les enfants, ce qui signifie qu'on va retrouver Sev'rance en Général Séparatiste, et à moitié morte, si vous vous rappelez bien
Bref, je vous ai gardé de nouvelles surprises pour la fin du chapitre
Presque deux jours plus tard, le quartier général des renseignements Chiss sur la colonie de Delaija recevait la visite d'une jeune femme Chiss, plus grande que la moyenne ; elle était pourvue d'une forte poitrine sur laquelle le regard semblait vouloir glisser indéfiniment, son visage bleu était dessiné avec une jolie douceur, mais sa beauté offrait un étrange contraste avec son regard rougeoyant de détermination, agité d'émotions aussi contradictoires que puissantes à un point que cela en devenait un peu effrayant, et son expression comme sa silhouette endurcie trahissait une combattante entraînée.
Elle était accompagnée de soldats Chiss qui expliquèrent sa situation : une patrouille l'avait récupérée sur la lune tellurique de Delaija après qu'elle ait été manifestement abandonnée par une navette d'assaut Kryshzla repérée dans le système quelques heures plus tôt. Elle n'était pas armée, on n'avait retrouvé dans ses affaires que ses vêtements et des feuilles contenant des écrits personnels ; elle avait demandé d'elle-même à s'entretenir avec les services de renseignements, ce qui s'imposait de toute façon dans sa situation.
Elle s'était présentée sous le nom de Sev'rance Tann.
« Asseyez-vous, je vous prie, lui demanda Yal'aze'ieraglio, le jeune agent des renseignements que l'on avait chargé de l'interroger. Votre nom est donc Sev'rance Tann ?
-Oui. J'ai été enlevée par les Kryshzlas il y a... Presque quatre jours, maintenant, je dirais.
Lazei sentait une certaine fatigue dans sa voix, et elle semblait avoir les paupières lourdes ; elle parut s'en rendre compte elle aussi et fit un effort pour paraître plus réactive.
-Excusez-moi, je n'ai pas beaucoup dormi...
-C'est compréhensible. Oui, c'est donc bien vous qui avez été enlevée sur la navette entre Csilla et Helrah... Nous étions inquiets pour vous, mais ce que nous aimerions, maintenant, ce sont surtout des éclaircissements ? Savez-vous pourquoi les Kryshzlas vous ont enlevée ? Et pourquoi ils vous ont relâchée aujourd'hui ?
La dernière question était la plus importante, Lazei en avait conscience ; quelle que soit la raison pour laquelle l'étrange jeune femme avait été enlevée, il ne faisait aucun doute que les Kryshzlas ne la leur avaient pas rendue par grandeur d'âme. À vrai dire, il était étonnant qu'elle soit encore en vie.
-C'est... Très compliqué, répondit Sev'rance. En clair, au moment où je vous parle, je suis censée vous donner une datacarte indiquant une attaque massive des Kryshzlas dans les environs de Crustai pour les semaines à venir... Ils voudraient que je vous dise que je la leur ait volée au cours de ma captivité... De préférence avant de m'enfuir par moi-même en prenant héroïquement le contrôle à moi seule de l'équipage de toute une navette d'assaut, naturellement.
-Mais vous n'allez pas le faire, donc ?
Lazei sourit avec un certain humour, un réflexe qu'il avait intégré dans les renseignements pour dissimuler toute surprise ; en réalité, la réponse de Tann le déconcertait, il s'était attendu à une réponse bien plus simple qui aurait trahi l'espionne qu'elle était probablement, pour avoir été renvoyée par les Kryshzlas. Là... S'il s'agissait bien d'un mensonge, ça lui semblait un peu trop élaboré, elle était en train de cacher la vérité derrière la vérité ; de plus, son cynisme semblait bien peu opportun à détourner tout soupçon de trahison. D'emblée, il eut l'impression que les choses n'étaient pas si simples... Mais elle était peut-être simplement habile.
-D'accord, si je comprend bien, selon vous, ils vous ont enlevée afin que vous nous transmettiez de fausses informations, c'est bien cela ?
-Oui, et ils ont eu tort, parce que j'en ai aussi de vraies à vous remettre...
Ah, comme c'était pratique... Finalement, il semblait qu'il s'agisse bien d'une traîtresse ; une traîtresse rusée qui prenait un malin plaisir à compliquer les choses, mais une traîtresse tout de même. Lazei sentit une poussée d'excitation poindre en lui ; les Chiss capables d'espionner leur propre peuple étaient extrêmement rares, et voilà qu'il en tenait peut-être une face à lui, seule et désarmée, n'attendant que d'être démasquée et capturée... Ça ne pourrait qu'encourager sa carrière, mais il allait garder la tête froide, il n'était pas question qu'il commette d'erreurs dans un sens ou dans l'autre ; sa carrière passait après son devoir.
-Ne m'en veuillez pas, Tann, mais je me demande... Si vous dîtes vrai, pourquoi est-ce vous qu'ils ont choisie ? Par ailleurs, nos informations sur vous indiquent que vous avez été renvoyée de l'infanterie Chiss pour avoir pris part à la mutinerie de Tehirahs, vous l'avez même commanditée, alors vos
vraies informations ont intérêt à être
vraiment crédibles...
Sev'rance sourit d'un air sarcastique.
-Je vous remercie d'éviter de mentionner l'implication de ma famille d'origine dans certains scandales, vous avez beaucoup de tact...
Elle était vraiment douée, si c'était une espionne ; encore une fois, elle veillait à nuancer sa défense plutôt que de nier en bloc, tant sur la forme que sur le fond... Lazei haussa les épaules.
-J'ai vaguement entendu parler du cas de Sev'orga'nuruodo et de la réputation de la famille Sev, mais je suis trop jeune pour avoir été en poste à l'époque, alors en ce qui me concerne, c'est de l'histoire ancienne ; par contre, le fait que la meneuse de la mutinerie de Tehirahs soit enlevée par les Kryshzlas puis relâchée quelques jours plus tard à peu près en état de service, je trouve ça autrement plus significatif... Est-ce que vous avez une explication à me proposer ? Autre que la coïncidence, je veux dire...
-Tout à fait, c'est beaucoup plus simple que cela... Il y a entre les deux évènements une relation de cause à effet ; les deux ne sont pas les conséquences d'une trahison antérieure de ma part, et si vous relisez mon dossier, vous verrez d'ailleurs que mes agissements sur Tehirahs avaient pour seule fin d'aider l'Ascendance Chiss... J'ai été enlevée
parce que mes actions sur Tehirahs faisaient de moi une candidate idéale pour trahir l'Ascendance, aux yeux des Kryshzlas ; enfin, il y a une raison supplémentaire, mais je ne suis pas sûre que vous la croirez et je ne peux rien prouver...
-Dîtes toujours ; pour l'instant, l'explication en vaut une autre, mais je ne suis pas convaincu...
-Très bien : le chef de la flotte Kryshzla n'est autre que Sev'orga'nuruodo dont vous parliez précédemment ; c'est mon oncle...
Lazei laissa échapper un petit rire, mais il était déjà en train de réfléchir à toutes les implications ignobles de la possibilité que ce soit un Chiss qui commande la flotte ennemie...
-Vous êtes la nièce du commandant ennemi ? Vous m'encouragez à vous faire confiance, là...
-Est-ce qu'une espionne ferait cela ?
-Peut-être, peut-être pas. D'après vous, la flotte Kryshzla est donc commandée par l'un de nos anciens officiers ? Je vous concède que la révélation a de quoi faire du bruit, si vous dîtes vrai... En fait, je vois mal pourquoi vous mentiriez, Sev'orga'nuruodo a disparu il y a bien longtemps. Et ça pourrait expliquer votre enlèvement, en effet.
Il ne savait plus vraiment quoi penser d'elle, maintenant ; qu'elle désigne Sev'orga'nuruodo comme le chef de la flotte ennemie avait quelque chose d'énorme, elle attirait l'attention sur elle avec une révélation pareille, et c'était tout sauf ce que faisait une espionne en temps normal... D'un autre côté, elle pouvait aussi légitimement espérer que le choc de la révélation le détournerait de ses soupçons, d'autant que si c'était un mensonge, son caractère inutilement choquant le rendait naturellement crédible... Une fois de plus, Lazei avait du mal à dire s'il était en face d'une personne loyale qui par un concours de circonstances avait été brièvement enlevée par les Kryshzlas ou d'une espionne redoutablement subtile. Ceci dit, c'était une Chiss, et cela rendait une trahison peu probable... Oui, il avait envie de la croire, maintenant.
-Bon... Pourriez-vous me raconter en détails votre captivité ? Et qu'avez-vous fait avant, pour commencer, après votre renvoi de l'infanterie?
-J'étais sur Helrah pour rendre visite à ma sœur, Sev'ira'sabosen, elle est institutrice sur cette planète ; je suis restée plusieurs jours là-bas, puis j'ai voulu rentrer chez moi, sur Csilla, j'y possède un appartement...
Pendant qu'elle parlait, Lazei cherchait rapidement les références dans son ordinateur pour vérifier ses dires ; les services de renseignements étaient parmi les rares au sein de l'Ascendance Chiss à travailler en priorité sur des données informatiques, leurs informations étaient trop dynamiques pour devoir être actualisées à chaque fois sur support papier.
-Sev'ira'sabosen, domiciliée sur Helrah avec Arew'yxa'inrokini, oui... Et vous-même avez la propriété d'un appartement sur Csilla depuis le décès de Hess'afer'ajaldo, en effet.
Lazei était sûr d'avoir vu le regard brûlant de Tann défaillir un instant, une ombre de douleur passer sur son visage ; aussi cruel que cela puisse paraître, c'était ce qu'il cherchait, il avait la preuve que Sev'rance était plus qu'une espionne manipulatrice si elle était affectée par la mort de cette Hess'afer'ajaldo. Cela ne constituait pas une preuve catégorique qu'elle n'était pas une espionne, bien sûr, on pouvait tout à fait être doué pour la manipulation tout en éprouvant véritablement des sentiments Chiss, mais il était de plus en plus enclin à lui faire confiance.
-Que comptiez-vous faire, une fois sur Csilla ? demanda-t-il.
La question n'avait aucune importance, mais elle pouvait également l'aider à évaluer sa sincérité.
-Simplement retrouver du travail... J'avais dans l'idée d'apprendre à piloter, même en tant que civile.
Là, par contre, ça ne collait pas vraiment avec son personnage et notamment avec son action sur Tehirahs, cela donnait au contraire l'impression à Lazei de quelqu'un cherchant à se faire passer pour ordinaire ; d'un autre côté, si c'était une espionne comme cela semblait de moins en moins probable, ce manque de subtilité serait en totale incohérence avec sa stratégie jusque-là, Lazei pouvait donc admettre que sa mutinerie sur Tehirahs n'induisait réellement pas d'ambition personnelle.
-Bien. Et donc, votre capture, et ce qui a suivi ?
-Je me suis réveillée de moi-même alors que les Kryshzlas avaient déjà abordés la navette... Ils me cherchaient, et je l'ai compris aux conversations que j'ai entendu, alors je me suis rendue. Nous sommes repartis dans une navette d'assaut, et nous avons rejoint leur vaisseau-amiral, le
Fléau, je ne saurais pas vous dire de quel type de vaisseau il s'agit exactement mais il était doté d'une taille impressionnante, à mon avis, et particulièrement bien pourvu en hangars ; à bord, ils m'ont emmenée à leur amiral pour que je discute seule avec lui, et j'ai reconnu mon oncle...
-S'ils voulaient vous renvoyer à nous, j'imagine que vous n'avez pas été... Trop malmenée ?
-Non, heureusement ; je n'ai été ni frappée, ni violée... Ils m'ont traitée presque comme une invitée, en fait.
-Ensuite ? Que vous a-t-il dit, exactement ?
La jeune femme sembla hésiter un instant.
-Je suis désolée, mais... Il y a des choses que je ne peux dire qu'au plus haut niveau pour des raisons de sécurité...
Lazei en eut le souffle coupé ; insinuait-elle que l'Ascendance Chiss pourrait avoir été infiltrée... ?
-À ce point-là ?
-Oui. Les vraies informations que je détiens... Concernent l'Ascendance Chiss, pas les Kryshzlas, vous comprenez ? À vrai dire, je vous demanderait d'être extrêmement discret sur le seul fait que je détiens des informations de cette nature... On pourrait comprendre de quoi il s'agit.
Lazeei sentit son rythme cardiaque s'élever légèrement ; évidemment, si la jeune femme revenait pour dénoncer des traîtres hauts placés, elle était en danger... Et elle avait besoin de lui, il était de sa responsabilité que les informations arrivent à bon port... C'était plus important même que la possibilité de démasquer une espionne...
-Je comprend très bien, murmura-t-il. Faites-moi confiance, je suis du côté de l'Ascendance... Je vous aiderais.
Tann sourit d'un air amusé.
-Il n'y a pas si longtemps, vous aviez l'air prêt à me faire coffrer...
-Maintenant, je peux bien vous le dire, vous m'avez l'air tout ce qu'il y a de plus sincère depuis le début... Je voulais seulement être sûr. Pouvez-vous me dire comment ces informations vous sont parvenues, au moins ? Vous les avez volées à l'insu de votre oncle ?
-Plus ou moins... Je... Je préférerais vraiment ne parler de cela qu'à votre directeur, aussi prétentieux que cela puisse paraître ; il est informé de certaines choses qui l'aideront à comprendre... Est-ce que vous pouvez me permettre de le rencontrer ? Seule ? C'est vraiment important...
Lazei réfléchit un moment.
-Je vais dire à mes supérieurs que vous détenez des informations extrêmement confidentielles et que vous devez voir le directeur sans attendre... Et sans qu'il y ait besoin d'en mentionner les raisons dans un rapport. J'ai parfaitement confiance en certains d'entre eux, je pense que nous pourrons vous envoyer discrètement sur Csilla rencontrer le directeur... Vous serez quand même sous bonne garde au cas où, mais ça devrait être possible.
-Très bien. Merci de m'avoir aidé, sincèrement... On peut réussir l'impossible si on reçoit la bonne aide au bon moment. »
La reconnaissance qui se lisait sur le visage de Tann était sincère, Lazei en était sûr ; restait à savoir ce que cette femme savait de si explosif... En tous cas, le fait d'avoir pu l'aider lui réchauffait le cœur.
C'était une perle du blanc le plus pur, éclatante sur la toile noire de désolation du cosmos, apaisante au milieu du rayonnement furieux des étoiles ; alors qu'il prenait de plus en plus de place dans la verrière, le monde appelait Sev'rance comme un rêve à demi-oublié dont subsistait le charme irréel, il l'appelait d'une voix qui ressemblait à s'y méprendre à un vent glacé mais qui résonnait pourtant dans son cœur... Nulle vie n'était possible à la surface de ce monde, et pourtant ses étendues glaciales fascinaient les Chiss depuis des millénaires...
Ce monde, c'était Csilla, berceau de la civilisation Chiss, et la navette qui emportait Sev'rance s'en rapprochait à toute vitesse.
Lazei était assis à côté d'elle, avec deux autres agents des renseignements Chiss, aux commandes de l'appareil ; ils accompagneraient la jeune femme sur Csilla, pour sa sécurité comme pour celle de l'Ascendance.
« Vous habitez à Ac'siel, donc ? demanda la pilote.
Sev'rance hocha la tête ; Ac'siel était l'une des principales cités Chiss, non loin de la capitale Csaplar, et c'était là qu'elle avait vécu avec Safera... Csilla exerçait une réelle attraction sur elle, son cœur était resté lié à la planète même si elle n'y était pas née et n'y avait pas grandi, comme celui de beaucoup de Chiss, mais elle se sentait maintenant remplie d'amertume à la seule idée de revenir sur la planète alors que son amante ne l'y attendait plus... Csilla serait toujours une planète magnifique à ses yeux, mais elle savait que dorénavant, elle serait aussi pour elle le fantôme de l'existence qu'elle n'aurait plus... Pourtant, elle n'en détournait pas le regard, engourdie de mélancolie...
-Tann, ça va ? la questionna Lazei.
Sev'rance sursauta et se détourna de la planète.
-Oui, oui... J'étais juste un peu perdue dans mes pensées...
-Nous venons avec vous à Ac'siel, expliqua Lazei, vous resterez sous notre protection ; le directeur Hess'arga'nuruodo vous rencontrera demain à seize heures, à Csaplar.
-Très bien. »
Lazei n'ajouta rien, comprenant probablement qu'elle n'avait pas l'esprit à parler avec eux ; Sev'rance était encore en train de songer à quel point les choses avaient changées pour elle alors que le fantôme de Csilla grossissait dans la verrière... Safera était morte, maintenant, elle-même n'était plus une fantassin Chiss et l'avait accepté, et elle savait à quel point tous ces malheurs avaient été vains, parce qu'elle connaissait la vérité sur les Kryshzlas... Et elle s'était résolue une fois pour toutes à tout sacrifier pour mettre un terme au règne de l'injustice et de la corruption. C'était tout ce qui lui restait dans sa vie, Safera était morte, l'Ascendance était gangrénée par la corruption ; elle se raccrochait à l'idée de détruire tout ce mal comme une naufragée à sa bouée de sauvetage...
Restait à savoir si elle pourrait vraiment se montrer plus maline que Vorgan et Sargan...
La navette commença à fendre les vents qui balayaient Csilla ; en contrebas, sous le ciel bleu clair, c'était une formidable étendue profondément blanche, les immenses glaciers gardiens de Csilla depuis des millénaires, paraissant infinis et éternels... Plus loin de l'équateur, ils cédaient la place à des banquises démesurées, mais ici, il n'y avait que la glace et la roche, écrasant et protégeant à la fois les cités des Chiss bâties à près de deux kilomètres de profondeur, implacables et magnifiques souveraines au règne immuable...
La navette plongea entre les glaciers, s'enfonça loin du ciel et du soleil, et le vaisseau se retrouva environné de toute parts par les gigantesques montagnes d'eau glacée... C'était loin, bien plus loin dans les profondeurs que les Chiss pouvaient vivre, là où le cœur de la planète battait suffisamment près pour réchauffer le leur... Ils avaient construit leurs cités dans les cavernes, là où l'eau fondue avait forcé la roche à lui céder le passage. Les Chiss vivaient là, pris au milieu de la force écrasante des éléments... Le cœur de Sev'rance, comme celui de tant de ses compatriotes, s'emplissait de respect pour ce lieu et de fierté pour son peuple qui vivait là...
Les antennes d'observation et les batteries d'artillerie devinrent rapidement visibles au milieu des glaces alors que la navette approchait d'un astroport ; les Chiss ne lésinaient pas sur la sécurité, et surtout pas sur celle de Csilla... Ce développement des fonctions défensives n'avait rien à voir avec une démagogie sécuritaire telle qu'elle était pratiquée chez d'autres peuples ; le droit public était de toute façon largement prédominant chez les Chiss, ce qui leur donnait les moyens d'investir fortement dans des domaines d'intérêt général tels que la défense ou l'éducation. Les intérêts privés existaient et bénéficiaient d'une protection car la communauté devenait une construction absurde lorsque l'individu n'y trouvait plus sa place, mais la famille et l'État étaient privilégiés ; cela ne créait pas de réelles dissensions, les Chiss adoptaient une solidarité pragmatique face au chaos des Régions Inconnues.
Sev'rance ne détourna les yeux de la verrière que lorsque la navette se posa sur une plate-forme de ferrobéton, protégée du vent rugissant par la bulle d'un champ de force ; les agents des renseignements signalèrent brièvement leur arrivée à leur hiérarchie puis enjoignirent Sev'rance à les mener chez elle, et ils sortirent de la navette pour se retrouver dans l'astroport civil de Ac'siel, protégés du climat glacial de la surface, si loin au-dessus d'eux... Sev'rance mena son escorte à travers Ac'siel ; les rues étaient translucides, ici, la glace était en fait toujours présente dans la cité Chiss, elle formait même une grande partie des murs, protégée de la température par des générateurs de champ dont les cadres métalliques étaient visibles tous les mètres, éclairant de leur lumière verte le passage des Chiss lorsqu'ils arrivaient près d'eux. Les Chiss avaient jugé cette solution bien plus efficace économiquement que de creuser eux-mêmes et chauffer des tunnels dans la roche.
Et c'était aussi bien plus beau, une cité de glace...
Sev'rance avait l'impression de n'être rien dans un tel endroit, rien d'autre qu'un petit être sur une planète majestueuse, et ce n'était pas si désagréable...
Ils parvinrent à l'ancien appartement de Safera ; les agents des renseignements resteraient avec Sev'rance au moins jusqu'à ce qu'elle ait pu rencontrer Sargan. Malgré le secret dont ils s'étaient entourés pour leur voyage, une menace pour la vie de Sev'rance n'était pas exclue ; et à l'inverse, trois agents ne seraient pas de trop pour neutraliser une ancienne fantassin aussi redoutable que Sev'rance. Ils lui expliquèrent qu'elle n'aurait pas le droit de sortir et devrait demander leur autorisation pour toute communication.
Comme elle le craignait, Sev'rance ne put s'empêcher de frissonner en entrant dans l'appartement qu'elle avait partagé avec Safera, mais cela n'alla pas plus loin ; elle avait trop d'autres choses à penser, c'était l'avantage d'avoir été enlevée par les Kryshzlas durant son voyage... Alors elle s’accommoderait de l'impression sinistre que l'appartement produisait sur elle.
Les agents des renseignements ne ressentaient rien de comparable, bien sûr ; ils ne voyaient qu'un appartement Chiss très sobre, les Chiss en général n'étaient pas très portés sur la décoration, et Safera et Sev'rance l'étaient encore moins que leurs compatriotes. Le seul fait que les agents des renseignements ne puissent comprendre ce qu'elle ressentait suffisait à Sev'rance pour s'efforcer de faire taire son malaise, elle ne supportait pas l'idée de paraître fragile.
Elle prit le temps de se doucher et de se réinstaller un minimum. Elle et les trois agents des renseignements allaient devoir s'efforcer de se partager le petit appartement au mieux jusqu'au lendemain soir, mais cela ne lui posait pas de réel problème, surtout après Tehirahs où les fantassins avaient si longtemps dû vivre regroupés par escouades en permanence.
« Je peux appeler ma sœur ? demanda-t-elle à Lazei.
Le jeune agent consulta brièvement sa supérieure du regard, puis approuva d'un hochement de tête.
-Allez-y si vous avez confiance en elle, mais dîtes-lui bien que tout ce qui vous concerne doit rester confidentiel pour le moment. Vos communications sont sûres, normalement.
-D'accord, merci. »
Sev'rance gagna sa chambre pour passer l'appel, tout en sachant que ses anges gardiens seraient attentifs à chaque mot ; mais tant pis, elle ne voulait pas laisser sa petite sœur dans l'incertitude quant à ce qui lui était arrivé. Virasa ouvrit de grands yeux lorsque son image tridimensionnelle se matérialisa devant Sev'rance.
« Sev'rance ! J'étais morte d'inquiétude ! Où es-tu ? Ça va ?
-Ça va à peu près, Virasa... Je suis sur Csilla, les Kryshzlas m'ont relâchée ; mais ça doit rester secret, d'accord ? Je suis engagée dans une étrange histoire... Et je suis surveillée à l'instant où je te parle, ajouta-t-elle en baissant légèrement la voix, même si elle savait que c'était probablement inutile.
-Bon... Que peux-tu me dire sur ce qui t'est arrivé exactement, Sev'rance ?
Alors, Sev'rance commença à lui raconter son enlèvement à bord de la navette, le croiseur aux énormes hangars qui l'attendait loin de l'espace Chiss, leur oncle qu'elle avait retrouvé à la tête des forces Kryshzlas ; à contrecœur, elle dut modifier la suite du récit pour la faire coller avec ce qu'elle avait déclaré à Lazei, passer sous silence la véritable proposition de Vorgan, et elle ne put pas non plus lui parler des personnalités impliquées dans le réseau de corruption des Kryshzlas, elle ne donnerait les noms qu'à Sargan.
Lorsqu'elle eut fini, Virasa parut estomaquée, mais pas autant que l'avait été Sev'rance.
-Alors c'est Vorgan le responsable de tout cela... C'est complètement fou... Tu vas dénoncer ces traîtres à Sargan, alors ?
-Oui, répondit Sev'rance après une brève hésitation.
-Sois prudente, il n'y a pas que les Kryshzlas qui puissent être dangereux... Ce n'est pas juste, même à présent que tu ne combats plus sur Tehirahs, c'est toujours toi qui risques ta vie, commenta Virasa avec une touche de regret. J'espère que tu pourras bientôt me raconter toute l'histoire...
Sev'rance sourit ; sa sœur n'était pas dupe, elle savait qu'elle lui mentait, et c'était bien ainsi.
-Sois prudente toi aussi, Virasa ; te faire du mal serait un moyen efficace de s'en prendre à moi, tu sais...
-Je sais, oui, mais ce n'est pas pour moi que tu devrais t'inquiéter... Prend garde à toi, je suis sûre que tu peux aider à mettre fin à cette guerre et obtenir la reconnaissance que tu mérites ; alors ne prend pas de risques inutiles et souviens-toi que tu n'es pas responsable de tous les maux de la Galaxie... Fais ce que tu peux, et je suis sûr que tout ira très bien.
-Je vais essayer... Au revoir, Virasa.»
Sev'rance resta un instant songeuse lorsque l'image de sa sœur eut disparu ; mettre fin à la guerre... Oui, c'était là ce qui importait vraiment, ça paraissait évident, et pourtant une telle haine s'était enracinée dans le cœur de Sev'rance aux paroles de Vorgan qu'elle n'y avait jamais songé en ces termes...
Elle frissonna.
Malgré son malaise lié à l'endroit où elle se trouvait, Sev'rance trouva le sommeil sans grande difficulté, elle était exténuée par déjà trop de nuits à ressasser les mêmes pensées sans résultats et l'angoisse refluait paradoxalement en elle à mesure qu'elle s'impliquait dans les manœuvres de son oncle ; ses possibilités étaient déjà réduites, elle avait dit aux renseignements Chiss qu'elle avait des noms à leur donner et elle devrait le faire, à présent, à moins qu'elle ne trouve une excellente explication...
Elle passa la matinée du lendemain à chercher une décision arrêtée à prendre ; c'était loin d'être aussi facile que de commander des troupes au front, toutes les cartes étaient ici masquées, et les conséquences de la moindre erreur de jugement seraient bien plus catastrophiques et plus inéluctables que tout ce qu'elle avait affronté jusqu'à présent. Elle se demanda si les choses étaient ainsi quand on était au sommet... Elle n'était peut-être pas si mal autrefois, à combattre sur Tehirahs en tant que simple officier d'infanterie, finalement.
Le principal problème était que tout ce qu'elle savait des manœuvres de sa famille et Sargan avec les Kryshzlas, dont elle était maintenant convaincue qu'elles étaient bien réelles, lui venait uniquement de Vorgan... Et c'était tout ce dont elle disposait pour évaluer l'impact de ses actions. Ceci dit, il paraissait peu probable que Vorgan ait ajouté une couche de supercherie supplémentaire à ce plan déjà bien compliqué, car ce serait inutile, il y avait sûrement plus simple pour la piéger ; Vorgan était quelqu'un qui aimait prendre des risques, Sev'rance en avait une impression très nette, mais il n'en prendrait pas sans raison, ni même simplement dans un vague espoir que la complexité de son plan détourne les soupçons. Par ailleurs, le piège tendu à la flotte Chiss était bien réel, lui, Vorgan avait vraiment l'opportunité d'atteindre les objectifs que lui avait fixé Heckara si Sev'rance lui obéissait... Sev'rance ne doutait pas non plus de la déroute des forces Kryshzlas, Tehirahs était justement la confirmation des propos de Vorgan... Par conséquent, même si elle ne pourrait pas en être entièrement sûre, elle allait partir du principe que tout ce que lui avait dit Vorgan sur ses plans concernant les Chiss était vrai.
Ce qui était plus probable, en revanche, c'était qu'il ne lui ait pas tout dit sur ce qui lui arriverait
à elle si elle lui obéissait... Peut-être comptait-il se débarrasser d'elle après avoir piégé la flotte Chiss pour ne laisser aucun témoin quant à ce qui s'était vraiment passé, même si elle ne détenait pas d'informations véritablement compromettante ? Pour couvrir le passé de leur famille, peut-être... Sev'rance le croyait quand il disait qu'il était fier d'elle, mais elle croyait aussi qu'il tenait encore plus à sa vie et à sa place au sein des Kryshzlas qu'à elle... Ou peut-être comptait-il s'arranger pour qu'elle le rejoigne du côté des Kryshzlas ? La faire enlever à nouveau n'y suffirait évidemment pas, mais il pourrait espérer un tel résultat s'il la faisait accuser de la débâcle que subiraient les Chiss à Xelva en même temps que Sargan... Là, il arriverait comme un sauveteur providentiel, et elle devrait choisir entre rejoindre les Kryshzlas et mourir... Oui, sachant qu'il semblait avoir tout de même un peu d'affection pour elle, c'était ce qui paraissait le plus probable à Sev'rance.
Bien... À présent qu'elle était au pied du mur, elle réfléchissait plus calmement, et des conclusions qu'elle n'avait fait qu'effleurer ces derniers jours s'imposaient à elle comme autant d'évidences ; il faudrait bien qu'elle décide
quelque chose, après tout.
Le plan de Vorgan était sérieux et il voulait peut-être la contraindre à le rejoindre ; partant de ces deux axiomes, il paraissait inacceptable d'obéir pleinement à Vorgan, elle piégerait la flotte Chiss et se piégerait elle-même... Pourtant, elle devait détruire le réseau, surtout maintenant qu'elle avait attiré l'attention de Sargan.
Un compromis s'imposait...
Il y en avait un, bien sûr, qu'elle avait déjà vaguement envisagé avant de le rejeter, révoltée par cette idée ; lorsqu'elle pensait à ce terrible instant où Brast'eli'nuruodo lui avait appris la mort de Safera, lorsqu'elle pensait à toute sa vie depuis l'arrestation qu'elle savait maintenant mise en scène de son oncle jusqu'aux rudes combats de Tehirahs, elle avait envie de vomir à la seule idée d'accepter une telle solution... Et si la refuser devait faire couler beaucoup de sang, cela lui paraissait acceptable, presque souhaitable, elle en avait trop souffert...
C'était pourtant ce qui correspondait le mieux à ses objectifs : elle mettrait fin à la guerre, neutraliserait les Kryshzlas pour longtemps, porterait un coup sérieux au réseau mis en place par son arrière-grand-père. Mais elle ne se sentait pas capable de faire une chose pareille, ce serait une épouvantable trahison envers toute notion de justice qui lui paraisse envisageable...
L'idée ne cessa de la terrifier tout au long de la journée ; et pourtant, dans son cœur, elle savait déjà que c'était la seule chose à faire, parce qu'aussi loin de la lumière qu'elle puisse se perdre, elle verrait toujours le sang sur ses mains.
Sev'rance parvint au quartier général des services de renseignements Chiss peu avant seize heures, toujours accompagnée des trois agents de Delaija ; ils avaient emprunté pour se rendre de Ac'siel à la capitale Csaplar le réseau de wagons qui sillonnaient les tunnels de glace sur toute la planète pour assurer des communications rapides entre les cités sous la glace. Sev'rance était impressionnée de se trouver ainsi au cœur d'une institution si puissante, et ce bien que la sécurité extrêmement présente fut la seule chose qui différenciait véritablement ces locaux de ceux de n'importe quelle autre organisation Chiss.
Sev'rance et son escorte expliquèrent à l'accueil qu'ils avaient un rendez-vous confidentiel même au sein des renseignements avec Sargan, mais les agents chargés de leur réception n'en étaient pas informés, n'étant pas suffisamment gradés ; ils demandèrent donc l'assistance de la nouvelle directrice de la DSFC depuis la promotion de Sargan, une femme Chiss d'une cinquantaine d'année à l'air sévère nommée Arew'ona'myarn, pour confirmer leur situation.
Sev'rance sentit une certaine appréhension se saisir d'elle alors qu'on les guidait vers le bureau de Hess'arga'nuruodo après avoir vérifié qu'ils n'étaient pas armés et n'étaient équipés d'aucun matériel d'espionnage ; ce n'était même pas lié à l'importance vitale qu'auraient les décisions qu'elle prendrait aujourd'hui, c'était simplement l'approche de Sargan qui lui faisait cet effet... Rien n'y faisait, il resterait le personnage effrayant de son adolescence, et même l'adulte en elle avait peur de lui après ce que lui avait dit Vorgan sur son compte... Il avait fait emprisonner son oncle et provoqué la déchéance de sa famille par ambition personnelle, il avait durant plus d'une décennie soutenu les crimes perpétrés par les Kryshzlas, il avait peut-être même fini par trahir Heckara lui-même, comment savoir à quoi s'attendre face à un tel homme ?
Oh, comme Sev'rance aimerait que l'univers se trouve débarrassé de ce monstre qui n'avait jamais fait que trahir et entraîner la mort d'innocents...
Laisses-lui une chance, se morigéna mentalement Sev'rance avec une voix qui ressemblait à s'y méprendre à celle de Safera.
Il ne t'appartient pas de décider qui doit vivre et qui doit mourir...C'était on ne pouvait plus vrai, et pourtant... Mais il y avait trop de gens qui n'avaient rien de personnel à l'encontre de Hess'arga'nuruodo et qui comptaient néanmoins sur elle. Et puis, ce n'était pas la question, elle s'était toujours définie comme une pragmatique, c'était ce qu'elle voulait être, la recherche de solutions passait avant celle de coupables...
Alors, elle prit son courage à deux mains, elle choisit d'accepter la peur et la colère qui la tenaillaient tout en sachant qu'elle ne pourrait leur laisser libre cours, et lorsqu'elle fut parvenue devant la porte du bureau de Sargan avec les agents du renseignement qui l'escortaient, non seulement les trois de Delaija mais aussi deux de Csaplar par mesure de précaution, elle entra, seule.
À l'intérieur d'un bureau aux parois blanches, spacieux mais vide, l'attendait simplement un homme Chiss à la carrure impressionnante, le visage couvert d'une barbe noire grisonnante ; Sev'rance l'avait déjà revu à son procès, mais c'était encore plus étrange pour elle de se retrouver seule avec lui, presque comme si elle était son égale malgré la peur qu'elle ressentait...
Qu'il était étrange de penser que l'homme qui lui faisait si peur depuis ses douze ans avait une lointaine parenté avec Safera...
Cependant, les habitudes étaient les habitudes, et elle n'eut pas de mal à se composer un masque impassible ; c'était peut-être inutile, Sargan était probablement entraîné à déchiffrer les fausses expressions faciales, mais cacher ses émotions tenait chez Sev'rance presque plus du réflexe que d'une action réfléchie.
Sargan la regarda s'asseoir en face d'elle, devant son bureau, d'un regard aussi imperturbable que l'expression qu'elle espérait avoir imposé à son visage...
Il sourit.
« Tiens, tiens, alors mon cher associé Sev'orga'nuruodo m'envoie sa nièce adorée me faire passer un message, Mademoiselle ? demanda-t-il de but en blanc.
Sev'rance faillit se laisser désarçonner par la franchise du directeur, mais elle parvint à lui décocher un sourire sarcastique.
-C'est à peu près cela, oui... Mais, disons qu'il a peut-être mal choisi sa messagère...
Le pouls de Sev'rance fit un bond dès qu'elle commença la deuxième phrase ; ça y était, elle allait vraiment le faire, elle allait tirer un trait sur sa rancœur, elle allait laisser une chance à l'univers de se montrer meilleur qu'elle ne le voyait en ce moment... Surtout, elle allait faire en sorte de ne pas envoyer des compatriotes de la flotte Chiss droit dans un piège de son oncle, elle allait mettre fin à la guerre sans faire couler une goutte de sang, c'était à cela qu'elle devait songer... Elle était convaincue qu'elle échapperait à la fureur désespérée que l'histoire de Vorgan avait réveillée en elle si elle réussissait... Il fallait l'espérer, en tous cas, car si elle ne parvenait pas à se défaire de la haine que lui inspirait Sargan, elle allait devenir folle...
-Ah... Intéressant. Et si c'est bien Vorgan qui vous envoie, j'imagine que vous pouvez me donner le code de reconnaissance en cours ?
-Tout à fait. Nous ne sommes pas surveillés, n'est-ce pas ? Ni même enregistrés ?
-Vous avez ma parole que non.
Sev'rance doutait que cette parole vaille grand chose, mais c'était mieux que rien dans la mesure où elle ne pouvait de toute façon pas vérifier par elle-même.
-Très bien... Le code de reconnaissance actuel est 849-11-38.
Sargan sourit d'un air appréciateur, témoignant d'une franchise étonnante pour l'espion le plus important de l'Ascendance Chiss, et ce à double titre !
-Parfait, c'est bien cela. Alors qu'avez-vous à me dire, Mademoiselle ? Vous ne le savez évidemment pas, mais cela fait quelques temps que je vous porte un certain intérêt... J'ai été surpris de voir la nièce de Vorgan brillante combattante sur Tehirahs, et plus encore de voir que c'était cette même nièce qui avait déjoué mes plans... Je suis désolé que vous ayez eu à souffrir des agissements de votre famille (Sev'rance sentit la colère gronder en elle à ses paroles, connaissant la responsabilité de Hess'arga'nuruodo dans ses malheurs), mais maintenant que vous êtes là... Nous ferons peut-être du bon travail ensemble, qui sait ? Mais qu'est-ce que Vorgan me veut, maintenant ? L'opération Tehirahs a échoué, vous êtes bien placée pour le savoir, et je n'en monterais pas de nouvelle...
-Mon oncle Vorgan ne veut rien d'autre que de se débarrasser de vous, lâcha brutalement Sev'rance, espérant déjouer l'arrogance de son interlocuteur. Si j'étais une bonne messagère, à présent, je vous proposerais de témoigner contre tous ceux qui vous ont aidé à soutenir Heckara pour vous aider à tirer un trait sur les moyens, disons, discutables, par lesquels vous êtes arrivé à ce poste ; je prétendrais comme je l'ai fait avec les renseignements de Delaija que c'est mon oncle qui m'a appris leurs noms, espérant me renvoyer à l'Ascendance avec de fausses informations à vous transmettre. Grâce à moi, vous arrêteriez vos anciens alliés, et ils vous indiqueraient que vous êtes en mesure de piéger la flotte de Vorgan sur Xelva...
-Sauf que ce serait parfaitement faux, n'est-ce pas ? avança Sargan sur le ton de la conversation.
-En effet... Au moment où la flotte Chiss viendrait détruire celle, peu conséquente, de Vorgan, il ferait intervenir ses renforts pour la mettre en pièces. Avec Tehirahs, cela ferait la deuxième fois que les renseignements Chiss auraient fait le jeu des Kryshzlas... Vous perdriez tout crédit, voir plus si vos alliés vous dénonçaient, et vous seriez hors d'état de nuire ; ayant court-circuité tout leur ancien réseau de contacts et infligé une lourde défaite à la flotte Chiss, ce que Heckara veut pour des raisons qu'il est le seul à comprendre, Heckara et Vorgan auraient alors les mains libres pour se replier loin de l'Ascendance.
-Un plan bien conçu, commenta simplement Sargan, un peu tordu, mais j'en ai vu de pires. Oui, ça ressemble à Vorgan. Et donc, vous n'avez pas l'intention d'obéir à votre oncle, si je comprend bien ?
-Non...
-Et c'est... Par grandeur d'âme ? Par patriotisme ? Parce que vous me trouvez sympathique ?
Les sarcasmes et la légèreté de Sargan, en complète opposition avec ce qu'elle savait de sa véritable nature, incongrus prononcés par cette voix chargée d'autorité, avaient le don d'agacer Sev'rance ; ce qui l'agaçait le plus, en fait, c'était qu'elle se reconnaissait trop bien dans cette attitude... Mais sous le coup d'une inspiration soudaine qui emplit son cœur de joie sans prévenir, elle rétorqua :
-Plus ou moins... Disons que dans tous les cas, je vais vous rendre service, et j'aimerais que vous n'oubliez pas de me rendre ce service...
Sargan sourit de plus belle, et Sev'rance perçut en lui quelque chose de plus naturel, cette fois ; il ne s'agissait pas pour lui de masquer quelque pensée que ce soit, les paroles de Sev'rance semblaient vraiment l'amuser.
-C'était l'une des expressions favorites de votre grand-père... Vous êtes une jeune femme très intéressante, Tann... Qu'attendez-vous de moi ? Je dois vous prévenir que je ne peux pas vous faire réintégrer à l'armée... Mon influence ne s'étend pas jusque-là, assura-t-il avec un sourire modeste.
À son tour, Sev'rance se permit de laisser paraître un sourire sincère, un sourire de joie, parce qu'elle savait qu'elle avait enfin les bonnes cartes en main pour obtenir ce qu'elle voulait... C'était inespéré, elle n'y pensait même plus...
-Eh bien, si vous vous en souvenez, mon ancien second sur Tehirahs a pris une part très active à la mutinerie que j'ai orchestrée là-bas... Tellement active qu'il est aujourd'hui emprisonné à vie pour le meurtre du Colonel Zarden. Il était également mon amant, enfin, plus ou moins... Je vous demande de libérer ou de faire évader Tav'andalo'rorgia et je vous aiderais à détruire tout ce qui pourrait vous compromettre. Je dois l'aider, parce que c'est à cause de moi qu'il est là, et c'est aussi à cause de vous... Vorgan a refusé de m'aider, mentit tranquillement Sev'rance, c'est en partie pour cela que j'ai préféré vous dire la vérité...
Sargan hocha tranquillement la tête.
-Très bien, si c'est ce que vous désirez, ça ne me pose aucun problème... Mais je ne vais pas le faire directement libérer, ça ne servirait qu'à donner un nouvel élément pour me compromettre dans cette société rigide qui est la nôtre ; en revanche, je peux vous aider à le faire évader... Vous avez des amis sur qui compter ?
-Je pense que oui.
-Très bien, alors considérez que je vous aiderais autant que possible si vous essayez de le faire évader.
-Le marché est conclu, alors ? Je dénonce vos contacts, vous faites en sorte que Vorgan soit pris à son propre piège, et vous m'aidez à faire évader Vandalor ?
-Absolument, confirma Sargan, qui paraissait à la fois plus sérieux et plus aimable, à présent. Vous avez bien agi en me dévoilant les plans de votre oncle... Nous avons beaucoup d'intérêts en commun. Bien plus que vous ne le croyez, en fait. Cependant, il sera probablement difficile de piéger Vorgan sans qu'il ne se doute de rien... C'est un commandant expérimenté, il a choisi Xelva en sachant que ce système dispose de peu d'accès hyperspatiaux... Peu qu'il ne puisse faire surveiller, du moins. Mais, je connais des militaires Chiss compétents qui n'attendent que de prendre tous les risques possibles pour vaincre une fois pour toutes les Kryshzlas... Un peu comme vous, en somme. Je connais votre dossier, Tann, ne l'oubliez pas, et je serais très surpris que vous trahissiez votre oncle simplement pour faire évader ce Vandalor...
-Faites-le, c'est à prendre ou à laisser, coupa sèchement Sev'rance.
-Vous ne comprenez pas... Je n'étais pas en train de marchander ; je vous l'ai dit, vous aider à faire évader votre amant ne me pose aucun problème, tant que vous ne me demandez pas une implication excessive... J'étais en train de vous dire que vous me donnez l'impression de quelqu'un qui tient à servir les Chiss, cette rencontre me le confirme, je le vois derrière votre cynisme apparent, et
je vous fais confiance.
-Euh... Fort bien, mais j'espère que vous n'en attendez pas autant de moi... J'ai décidé de vous aider parce que c'était dans l'intérêt de tout le monde, c'est tout...
-C'est regrettable, mais je m'y attendais... C'est même ce qui vous rend fiable à mes yeux. Mais vous savez, Tann, un jour, vous comprendrez que vous vous êtes bercée d'illusions toute votre vie, et ça fera mal...
Sev'rance ne put contenir un frissonnement tant les paroles de Sargan correspondaient à ses impressions depuis sa rencontre avec son oncle...
-Si vraiment je me berce d'illusions, je passerais ma vie à essayer de les faire vivre pour de bon, rétorqua-t-elle, certainement pas à les détruire...
-Alors vous resterez toujours leur prisonnière... Mais qu'importe, nous avons besoin l'un de l'autre pour le moment ; donnez-moi les noms de mes anciens collaborateurs, à présent. Vous serez mon témoin officiel.
Sev'rance hésita un instant sans vraiment savoir pourquoi, puis lui remit la datacarte qui contenait les véritables informations ; Sargan hocha la tête.
-Parfait... Les agents qui vous ont accompagné de Delaija resteront pour vous protéger jusqu'à ce que j'ai procédé aux arrestations, mais considérez que vous êtes entièrement libre d'appeler qui vous voulez et d'aller où bon vous semble, tant que vous restez sur Csilla. Je vous suggère de garder un ou deux agents chez vous pour vous protéger jour et nuit, nous trouverons une solution pour loger le ou les autres en attendant. Les arrestations auront toutes lieu après-demain à la même heure, le temps de procéder à des recherches imaginaires... Appelez Vorgan ce soir ou demain pour lui dire que vous avez rempli votre mission, d'accord ? Je dirais à mes agents de ne poser aucune question quant à vos communications et de les oublier rapidement.
-Très bien, approuva Sev'rance.
-Vous savez, si vous le vouliez, je suis sûr que vous feriez une très bonne carrière dans mes services... Je ne m'y opposerais pas.
-Je ne crois pas... Je respecte tous ceux qui travaillent pour vous, nous avons besoin d'eux, mais moi, je ne supporterais pas une existence loin du combat à mentir et à démêler le vrai du faux... Je peux le faire, mais je ne me sens pas faite pour cela, nerveusement. Ma place est sur le front, avec mes hommes.
-Là, c'est votre oncle, qu'on croirait entendre. » remarqua Sargan, non sans une nuance de mépris.
Sev'rance supposa que les soldats n'étaient que des pions pour Sargan... Décidément, tout la poussait à haïr cet homme... Mais si elle devait lui laisser une chance, c'était justement pour ne pas devenir aussi manipulatrice que lui... Elle ne risquerait pas la vie des hommes de la flotte Chiss parce qu'elle pensait qu'elle devait éradiquer la corruption de l'Ascendance ; ce n'était pas à elle de décider si une cause valait ou non qu'elle lui sacrifie des vies, se martela-t-elle. En plus, elle avait ainsi une opportunité de libérer Vandalor, c'était inespéré ; alors elle n'allait pas se rendre malheureuse parce que Sargan échapperait à la justice, elle n'allait pas se sentir mal parce qu'elle n'avait pas fait plus de mal à quelqu'un, n'est-ce pas ?
N'est-ce pas ?
L'esprit de Sev'rance commença doucement à s'apaiser alors qu'elle rentrait à Ac'siel... La décision qu'elle avait prise n'était pas facile, loin de là, mais elle l'avait prise. C'était fait. Et comment pourrait-elle s'en vouloir ? Elle n'avait pas menti, finalement, elle avait dit toute la vérité à Sargan, elle avait mis ses sentiments de côté pour permettre la défaite totale des Kryshzlas et l'éradication de presque tout le réseau de corruption... Elle pensait avoir perdu tout espoir, être condamnée à la violence, et voilà qu'elle avait trouvé moyen d'agir différemment... Safera aurait été fière d'elle.
Oui, mais une voix terrifiante murmurait au fond d'elle que Safera était morte éventrée, que l'univers ne montrait aucune pitié pour ceux qui en éprouvaient...
Sev'rance la fit taire ; ce soir, un poids énorme s'ôtait de sa poitrine, elle s'était habilement extraite des manipulations de son oncle pour agir au mieux et elle allait peut-être même faire évader Vandalor, il n'était pas question qu'elle replonge d'elle-même dans le bain glacé du désespoir...
Elle demanda à Lazei de rester avec elle pour la protéger jusqu'aux arrestations, c'était le plus bavard des trois agents, et sa compagnie comme son aide en cas de danger seraient les bienvenues ; les services de renseignement pourraient temporairement loger les deux autres agents à Ac'siel, ils resteraient surveiller les environs de l'appartement de Sev'rance et la protéger elle-même si elle avait besoin d'eux ailleurs.
Elle n'appela pas Vorgan ce soir-là ; les choses allaient enfin mieux, elle ne voulait pas faire voler en éclat sa toute fraîche tranquillité d'esprit en faisant à nouveau face au traître issu de sa propre famille. En revanche, elle appela à nouveau Virasa, et sachant que Lazei avait pour consigne de ne pas poser de questions sur ses communications, elle lui raconta cette fois toute l'histoire ; savoir que des Chiss se cachaient derrière les crimes des Kryshzlas avait évidemment choqué Virasa, mais ce ne fut rien comparé au fait de savoir que c'était leur propre famille qui avait mis la machine en marche... Elle félicita Sev'rance pour sa décision d'épargner Sargan et lui assura qu'elle était à sa disposition si elle avait besoin de son aide.
Le reste de la soirée fut tout ce qu'il y avait de plus paisible, elle dîna et discuta aimablement avec Lazei, puis elle alla se coucher tôt, décidée à rattraper des heures de sommeil.
Ce fut seulement une fois allongée dans le noir qu'un doute perturbant lui vint... Il y avait trop longtemps que son sang n'avait pas coulé, non pas au combat, mais dans son intimité ; cela faisait même près d'un mois et demi, maintenant... Elle n'allait évidemment pas s'en plaindre, mais elle avait peur de penser aux raisons qui pourraient expliquer un retard si important...
Était-elle enceinte ?
Et soudain, sa respiration se fit presque suffocante dans l'obscurité tandis que son rythme cardiaque s'élevait progressivement sous l'effet d'une peur venue d'elle-même...
Non, elle n'était pas sûre que le terme « peur » soit le plus approprié, en fait... Cependant, elle ne trouvait pas de meilleur mot à mettre sur ce qu'elle ressentait ; c'était... Troublant, tellement que c'en était impensable. Cela impliquait une existence dont elle ne voulait pas, dont elle ne voulait plus... Ce dont elle était sûre, c'est qu'elle ne voulait pas que ça arrive ; elle ne
pouvait pas y faire face, elle n'était pas faite pour cela...
Allons, elle s'inquiétait sûrement pour rien ; elle n'avait passé que deux nuits dans les bras de Vandalor, après tout... Si elle se tirait des manipulations de Vorgan et Sargan, elle penserait à consulter un médecin, et elle serait fixée ; d'ici là, elle ne devait plus y penser...
Elle ne devait plus y penser, oui, parce que la perspective de devenir mère était glaçante au point de faire vaciller l'ensemble de sa façon d'être...
La crainte de mourir ou même d'échouer n'était rien à côté de cela, pour elle...