La consigne
Seuls les derniers mots de Mitch la faisaient réfléchir. Il voulait la mériter.
- Bon, d’accord, tu ne veux rien me dire. Mais quoi qu’il se soit passé, ne refait jamais une chose pareille. Une fugue comme celle-là c’est difficile à cacher aux gardiens. Evite de te faire à nouveau remarquer. Et surtout, n’oublie pas la consigne : pas d’histoire sérieuse.
- Qu’est-ce qu’on risque sinon ?
- Ça dépend de ce que décident les contremaitres. Tu peux être envoyé dans un autre service ou une autre usine ou simplement revendu Mais un jour, un tholothian et sa chérie ont été pendus sur la place centrale, devant tous les ouvriers quand des gardiens ont découvert qu’ils avaient l’habitude de se retrouver dans la rue, le soir après le travail. Pourtant depuis que le syndicat dirige l’usine les condamnations à mort sont vraiment rares, et normalement c’est seulement pour les esclaves qui ont fait des choses vraiment très graves. Pour l’instant, c’est vraiment la pire chose qui soit arrivée. Le syndicat a surtout voulu faire peur à tout le monde, mais on raconte aussi que c’est tombé sur ces deux-là parce que la fille était enceinte et qu’ils ne veulent surtout pas que ça arrive. Alors je t’en prie réfléchi avant de faire une bêtise. Si tu aimes bien Mitch, fait juste comme avec les autres garçons et tout se passera bien.
Mais Mitch n’était pas comme les autres garçons. Et Shmi ne voulait pas flirter avec lui, comme elle avait flirté avec Thielo ou Thumy. Elle n’avait jamais voulu le séduire ou s’amuser de lui comme avec les autres garçons.
Ce n’était pas la première fois qu’elle était amoureuse, mais cette fois, pour la première fois, sans comprendre pourquoi, elle devinait la possibilité de quelque chose de plus grand, d’inconnu, d’unique et insondable, la naissance d’un attachement qui ne ressemblait à aucun autre.
Elle tournait et retournait encore et encore dans sa tête les dernières choses qu’il lui avait dites mais qu’elle ne parvenait pas à comprendre, qu’elle le terrifiait, qu’il la trouvait si forte, qu’il voulait la mériter. Elle ne ressentait rien de tout cela. Elle ne pouvait pas croire que l’invincible Mitch puisse être effrayé. Elle savait bien au fond d’elle qu’elle n’avait aucune force, aucun courage, et que depuis sa naissance, elle ne s’était jamais contenté que de faire absolument tout ce qu’on lui imposait sans réfléchir. Et pourquoi voulait-il la mériter ? Est-ce qu’il la considérait comme une récompense, comme un trophée ? Ce n’était pas ce qu’elle devinait dans ses yeux. Il ne l’avait jamais vu comme une conquête puisqu’il disait qu’elle lui faisait si peur. Et elle, qui se savait si insignifiante, maladroite et insensée, pouvait elle penser qu’elle méritait un garçon comme lui, qui lui paraissait si exceptionnel ?
Ces questions sans réponses, ces idées qu’elle ne comprenait pas lui paraissaient trop nouvelles, trop inconnues et trop soudaines pour qu’elle put y réfléchir sereinement dans le vacarme de sa vie quotidienne. La seule chose dont elle était sûr c’était qu’elle voulait à tout prix revoir Mitch, être dans ses bras et écouter son silence, ressentir le poids de ses mots, et peut-être essayer de comprendre ce qu’il avait voulu dire.
Elle sentait déjà qu’à l’usine ou à l’immeuble, plus rien ne serait pareil, qu’elle ne cesserait plus d’être déchirée entre l’envie folle de passer tout son temps près de lui, et la peur de désobéir aux lois du syndicats tout puissant.
Reprendre le travail comme si rien ne s’était passé, et ne plus songer à lui parler pendant des heures, à s’enfuir à l’improviste, à se réfugier dans ses bras comme elle avait eu la folie de le faire la veille. Comme chaque esclave de la naissance à la mort elle devrait se contenter de travailler et de se taire.
Quand elle arriva à l’atelier, Mitch était déjà au travail, soumis à la cadence des machines. Shmi pensa avec mélancolie que l’eau qui les avait réunis était maintenant ce qui les séparait. Elle commença ses allers et retours entre la fontaine et les ouvriers et se promis d’aller vers lui seulement au moment de la pause.
L’attente lui parut interminable, mais à l’instant même ou retenti la sonnerie, elle était avec lui et il la regardait en souriant. Il inclina la tête et elle versa l’eau dans ses cheveux, dans son cou, sur ses épaules et son dos. Puis elle lui tendit la carafe qu’il prit en posant ses mains sur les siennes. Il la regardait toujours, et sans trop savoir pourquoi, en souriant, elle essayait presque d'éviter son regard.
C’était tout ce à quoi ils auraient le droit.
Au petit matin, comme sans le faire exprès, se rendre parfois à l’usine ensemble, sans un mot, marcher l’un près de l’autre, sans hâte, avancer, presque en déséquilibre, attiré par un centre de gravité soudainement autre, laisser leurs mains se rapprocher, se frôler, s’éloigner, s’effleurer, leur regard s’accrocher, s’éviter, se retrouver, et des sourires naitre au même instant sur leur visage. Rester loin l’un de l’autre pendant des heures, ne pouvoir se retrouver que d’une caresse, d’un clin d’œil, d’un sourire échangé à la dérobée, boire au même verre, se regarder en silence, découvrir dans leurs yeux des paroles plus fortes que des mots, avant d’être à nouveau séparés, attendre avec impatience jusqu’à la veillée où ils pouvaient sans crainte s’asseoir l’un contre l’autre, s’abandonner à la présence de l’autre, en retrouver la chaleur, la densité, la réalité et comme en récompense à toute une journée d’attente, pouvoir danser comme des fous, comme des enfants, jusqu’à l’épuisement, se déchargeant complètement des tensions accumulées dans la journée, dans la joie d’être ensemble, au rythme endiablé de la musique du sous-sols.
Mitch dansait avec une énergie folle, une joie débordante, un entrain communicatif et il était souvent difficile à suivre. Mais dans ces moments-là, quand il la faisait tournoyer, virevolter avec une facilité déconcertante, Shmi était plus heureuse que jamais.
Mais dès la fin de la veillée se retrouvant sous l’œil inquisiteur des gardiens, plus rien ne leur était permis. Quant à se retrouver à nouveau seule avec lui, c’était un rêve que Shmi n’osait même pas avoir.