Navarro, petit caillou aux paysages dévastés de ce vaste univers vide, était une planète sans foi ni loi où de nombreux travailleurs indépendants à l’activité légale douteuse venaient prendre un peu de repos entre deux missions.
IG-1.1, que ses amis appelaient simplement 1.1 – or il n’avait aucun ami, – était de cette espèce de robot qui ne se laissait pas dicter ses ordres par de vulgaires sacs à viande. Ainsi, lorsqu’on lui avait demandé ce qu’il voudrait faire quand il serait sorti des chaînes de montage Holowan où lui et ses frères métalliques étaient assemblés, il avait simplement répondu qu’il ferait n’importe quel métier du moment qu’il resterait son propre patron.
Au cours de son existence, les opportunités offertes aux quatre coins de la galaxie lui avaient permis d’explorer une vaste palette de fonctions qui correspondait plus ou moins à ses aspirations tout en restant en accord avec sa programmation initiale : le meurtre et la destruction. Ainsi le robot s’était tour à tour essayé au mercenariat, à l’assassinat et plein d’autres mots finissant en « at, » sauf bien sûr au volontariat.
Car il avait beau être de métal, il avait très vite compris qu’acquérir la liberté de décider de son destin, était synonyme de gros tas de crédits dans le coffre d’une banque. Si le labeur avait été dur dans les premiers temps, ses efforts avaient été récompensés lorsqu’il avait commencé à investir ses économies dans l’immobilier ou de jeunes entreprises prometteuses avant de boursicoter pour optimiser fiscalement ses rentes et revenus. IG-1.1 dont les capacités cognitives de ses processeurs neuronaux étaient infiniment plus grandes que celles des humains et de la plupart des autres espèces de sac à viande de la galaxie, était rapidement devenu extrêmement riche et à l’abri du besoin pour les cent millions d’années à venir.
Ce n’était donc pas par nécessité de s’huiler les articulations mais tout simplement pour le loisir de la chose que le robot se trouvait en cet instant sur l’infamante Navarro. Sa retraite dorée lui permettait de s’adonner à son passe-temps préféré : la mort par désintégration. Devenir chasseur de primes à temps partiel lui avait paru la meilleure façon d’occuper ses vieux jours de rentier indolent et de garder les joints souples.
Moins d’une heure après avoir atterri, il trouva sans mal le point de rendez-vous où il devait retrouver son contact. C’était une bicoque située dans le quartier le plus douteux de Navarro City, seul bled habité de ce rocher cendreux qui avait l’outrecuidance de passer pour une planète mais qui avait toutes les caractéristiques d’un astéroïde insignifiant. Il s’y dirigea lentement de sa démarche mécanique, ses pieds brassant l’épaisse couche de cendres et de poussière qui recouvraient les toits délabrés et les allées moroses de chaque ruelle sombre croisée. La forte activité tectonique et les éruptions spontanées refroidissaient la plupart des colons à la recherche d’un foyer et, si l’on pouvait tolérer le voisinage des dealers de bâton de la mort, d’escrocs, de meurtriers ou de chasseurs de primes, il était difficile de se sentir à l’aise lorsque l’on savait qu’une présence impériale se terrait dans les bas-fonds de la ville ; du moins d’après les bruits qui courraient sur la planète. C’était d’ailleurs dans ces mêmes bas-fonds que devait avoir lieu la rencontre. Il saurait bien assez tôt si les rumeurs étaient fondées ou non.
Etant un être synthétique, IG-1.1 n’avait pas eu à se plaindre de cet Empire xénophobe que tant craignaient. En effet, le gouvernement fasciste de l’époque lui avait permis de s’enrichir bien au-delà de ce qu’un individu organique de classe moyenne pouvait jamais espérer.
Pour lui, rien ne ressemblait plus à un sac à viande fumant qu’un autre sac à viande fumant. Aussi, le concept même de xénophobie lui échappait-il partiellement. En revanche, il comprenait parfaitement que certains puissent être chafouins de se voir réduire en bouillie pour la simple raison que leurs organes auditifs, visuels, olfactifs et gustatifs différassent quelque peu, ou bien à cause d’une paire ou deux de membres supplémentaires, voire pour une teinte de peau ou d’écaille légèrement différente. Ce n’était, toutefois, pas son problème.
De sa perspective calculatrice et froide, toute cette période s’apparentait au bon temps. Le travail ne manquait pas en ces presque 30 glorieuses années, où les contrats visant à se débarrasser légalement – légalement ! – d’un indésirable pouvaient se trouver en traversant la rue. En y repensant, son propre cousin (via une chaîne de montage germaine) avait un temps directement bossé pour l’Empire.
Malheureusement ce dernier avait connu une mise hors service prématurée aux mains d’un concurrent. IG-1.1 s’était juré de venger 88 par une mare de sang et de boyaux répandus sur les murs, mais le saligaud responsable de sa terminaison avait aussi rencontré un sort funeste peu après, avalé par un ver des sables.
Le passé étant le passé, il ne servait à rien de s’y appesantir. Rien ni personne ne pourrait jamais le changer. Non. Jamais. Sûr et certain. Le robot se secoua donc les puces (électroniques) et frappa à la porte trois grands coups.
Il fut accueilli par une unité de Troopers en armure impériale crasseuse. Leurs fusils blaster levés vers le dôme qui figurait son crâne, IG-1.1 leva les siens.
- Vous êtes le chasseur de primes que nous attendions ? demanda une jeune femme en tenue d’officière impérial qui apparut derrière eux.
- Aussi étonnant que cela puisse paraitre, je suis bien le robot que vous cherchez.
Cela sembla suffire comme identification. Lentement ils baissèrent leurs armes et IG-1.1 fit de même presque à regret. Les soldats de l’Empire, ou ex-soldat à présent, faisaient d’excellentes cibles d’entrainement. L’officière le conduisit dans un bureau où un humain à la peau sombre et qui se donnait des airs importants l’attendait. Encadré lui aussi par d’autres Stormtroopers ainsi que d’un Ferengi rachitique, l’impérial déchu considéra le robot d’un air pédant. Les plis de sa peau et la tendance qu’avait son crâne à se dégarnir sur le sommet semblait indiquer qu’il s’agissait d’un homme dans une soixantaine avancée. Sa bouche aux lèvres fines surmontées d’une affreuse moustache frisée n’adoucissait pas des yeux durs et sans once de pitié. IG-1.1 ne réagit pas. Pour lui, les tripes d’un sac à viande avaient toujours la même couleur une fois étalée sur le sol en une jolie mosaïque poisseuse, il en fallait plus pour l’impressionner.
- Ne perdons pas de temps. Donnez-moi les paramètres de la mission, exigea-t-il du client.
- Droit au but, c’est ce que j’aime avec vous autres les robots assassins. Vous êtes directs, nets et précis. Rien à voir avec le ramassis que je me cogne ici. Pas vrai, Officière Ken ? (Il fit un geste méprisant en direction de la jeune femme et de sa troupe.) Des rebuts Impériaux, voilà de quoi je suis entouré. Ils seraient incapables d’effleurer un rancor à 2 mètres dans un couloir. Tandis qu’avec les robots… Pas de place pour les sentiments ! Qu’est-ce que vous pensez de celui-là, Dr Piercing ? interrogea-t-il le Ferengi derrière lui.
Le petit sac à viande malingre se tortilla, mal à l’aise, en poussant un cri inintelligible. IG-1.1 analysa la menace potentielle et conclut avec une marge d’erreur de 0.7% qu’il n’en représentait aucune... et qu’il ne s’agissait pas, tout compte fait, d’un Ferengi mais d’un humain dont le visage disparaissait derrière d’énormes lunettes coincées entre ses oreilles proéminentes. Le chasseur de primes à mi-temps restait toutefois sur ses gardes. Avec le nombre de Troopers dans la pièce, peut-être qu’un tir perdu finirait par le toucher si une confrontation devait éclater. En revanche, ses estimations sur l’envie de l’ex-impérial de lui en révéler plus sur ses plans top secrets frôlaient les 100%. C’était une sorte de règle tacite de sac à viande peu recommandable. Si IG-1.1 n’y prenait pas garde, il en aurait pour des heures de déballage de coups tordus et machinations diaboliques. Par précaution, il activa son mode taciturne.
- Allons ! continua le client comme si de rien n’était. Je ne vous fais pas mariner plus longtemps. Je vais vous révéler tout ce que vous avez besoin de savoir, et plus si nécessaire, afin que tout le monde comprenne bien les enjeux et à quel point il est important que vous acceptiez cette mission, compris ? En clair, votre cible est un Mogwaï. Vous savez ce qu’est un Mogwaï, n’est-ce pas ?
- Affirmatif pas la peine d’en dire plus, répondit sobrement IG-1.1 tout en lançant une recherche wookieepédia.
Malheureusement le réseau 100G dans les bas-fonds de Navarro City laissait à désirer et la page lui revint comme hors connexion.
- Et quelle sera la récompense en cas de succès ? s’enquit-il quand même pour ne pas laisser le silence s’éterniser.
- La récompense ? Ah mon gentil géant de métal, quelle magnifique récompense que vous je vais vous proposer. Même un être dépourvu d’émotion tel que vous n’en reviendra pas. La récompense est si belle, si précieuse, si…
- J’aimerais mieux la voir plutôt que vous me la décriviez.
L’impérial paru déçu par le manque de tact de son interlocuteur. Non sans grommeler dans sa moustache, il déplia un tissu qu’il avait posé sur une table et fit miroiter une étrange barre aux reflets métalliques qui pulsait délicatement lorsqu’on la regardait.
- Ça aussi vous savez ce que c’est ?
IG-1.1 mit un moment à mettre au point ses lentilles optiques pour vérifier que ce qu’il avait devant lui était bien ce qu’il avait devant lui. C’était bien ce qu’il avait devant lui.
- Oui, dit-il avant que l’ex-impérial n’ouvre à nouveau la bouche.
- Du scénarium ! insista-t-il quand même. Le matériau le plus arrangeant de la galaxie. Il n’en reste plus à l’état naturel depuis que l’Empire a vitrifié la planète où il était extrait. Pas la peine d’aller vérifier, il n’y reste absolument rien.
- En effet, je connais les propriétés de ce minerai.
- Incroyable, HEIN ?
Le robot garda un silence imperturbable.
- Vous voulez savoir comment j’ai pu m’en procurer et pourquoi la cible est si importante pour que je sois prêt à m’en séparer ?
- Non. Merci.
- Il vient des réserves impériales, persista l’homme en ignorant de manière flagrante la réponse de son interlocuteur. Quant à la cible, j’en ai besoin car elle est douée dans cet art mystique qu’est la F…
- J’ai toutes les informations dont j’ai besoin, coupa net le robot avant que son client ne puisse révéler toutes les ficelles du scénario.
Bien que très recherché de par sa rareté, le scénarium se révélait très dangereux pour celui qui le maniait sans précaution. Sa seule présence dans la pièce influait sur la perception du continuum espace-temps et pouvait menacer de déchirer la réalité. Le robot sentait malgré lui des brèches se former sur le 4ème mur à la périphérie de sa vision. Mieux valait ne pas s’aventurer de ce côté-là.
- Bon, bon, ça va. Je vois que vous êtes pressé. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps même si c’est dommage. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas écouter la fin ? tenta une dernière fois le sac à viande impérial en remballant le scénarium d’un air chagriné.
- Certain. Je hais les spoilers.
Son vaisseau quitta l’atmosphère de Navarro dans un mugissement progressivement remplacé par le silence du vide intersidéral. Le robot entra les coordonnées d’Avasarala_7, une planète désertique (encore une) dans la bordure extérieure et le capteur de positionnement remis par le client émit un «
blip » résonnant.
Quand la jeune Officière Ken lui avait tendu le gadget, il avait cru à un canular car l’objet ressemblait à s’y méprendre à un bip de speeder. Il s’était retenu de lui arracher la tête juste à temps pour la laisser expliquer ce qu’était un capteur de positionnement et que tous les chasseurs de primes branchés utilisaient maintenant ce genre de -
blip -.
Il ne savait pas trop comment cela pouvait fonctionner sans code d’identité génétique mais il ne pouvait nier que l’appareil était fort convenant pour lui éviter une longue et pénible traque fastidieuse à retranscrire ici. S’il avait eu toutefois une critique à formuler, elle aurait été de demander pourquoi fabriquer un objet aussi bruyant quand leur profession requerrait souvent un minium de -
blip - ?
Comme il avait un long voyage devant lui, IG-1.1 décida de se mettre à jour et téléchargea le règlement intérieur de la Guilde des Chasseurs de primes. Cela lui prit environ 3 minutes pour analyser le manifeste de 784 pages et moins de 7 secondes pour conserver les articles susceptibles de l’intéresser plus tard. Il tua le reste du -
blip -, deux jours standards, à se poser des questions philosophiques sur l’origine de l’univers. Après avoir tourné le mystère du pourquoi de l’existence dans tous les sens, il obtins enfin la réponse tant espérée : -
blip -.
Au bout du voyage, les traits lumineux de l’hyperespace s’évanouir pour révéler le voile noir parsemé de miettes effervescentes de l’espace ordinaire. Le capteur émit un «
blip » encourageant. IG-1.1 passa les commandes en manuel et Avazarala_7 entra dans son champ de vision.
Blip.
Blip. Avant longtemps, la planète eut tellement grossi qu’elle occultât l’entièreté du cockpit.
Blip. Blip. Blip. De l’avis du chasseur de primes à temps partiel, il n’y avait pas grand-chose à en dire. C’était encore un caillou flottant dans l’espace qui n’avait d’autre originalité que de posséder une atmosphère respirable pour une grande partie des organiques. Pas même la présence d’astres binaires pour venir rehausser l’exotisme du système. Navrant.
Parcourir cet endroit sans intérêt à pied aurait pris beaucoup trop de temps. IG-1.1 la survola à basse altitude, calculant le temps que mettait le capteur entre deux bips pour trianguler petit à petit la position approximative de sa cible. Alors seulement il se posa. Il -
blip - sortit -
blip - ensuite -
blip - de -
blip - son -
blip - vaisseau -
blip - et -
blip - se -
blip - dirigea -
blip - vers -
blip - la -
blip - direction -
blip - générale -
blip - d’où -
blip - semblait -
blip - pointer -
blip - le -
blip - bip.
Blip. Bilp. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Blip. Bliiiiiifzzt…Les morceaux du petit appareil tombèrent sur le sol craquelé et IG-1.1 sentit une grande quiétude l’envahir. Finalement il préférait les méthodes à l’ancienne. La nouvelle génération de chasseurs de primes pouvait le traiter de boomer, peu lui importait. Un petit bip fragile ne valait pas un bon gros boum.
De toute façon il savait où il devait se rendre. Le capteur de positionnement l’avait suffisamment rapproché d’une construction solitaire pour lui divulguer où se trouvait son objectif. Perdue au milieu de nulle part dans ce paysage aride, la bâtisse ressemblait à une hacienda abandonnée. Mais un rapide balayage de ses senseurs révélèrent la présence de nombreuses formes de vie.
Sa longue expérience de mercenaire lui soufflait qu’un nid de Niktoniks se trouvait à l’intérieur. Ces sacs à viande à l’épaisse peau ravinée étaient célèbres pour les fêtes particulièrement arrosées qu’ils organisaient chaque nuit, se défiant dans des battle de danse endiablée au rythme binairo-électrique. Plus il approchait, plus le chasseur de primes sentait le sol trembler et les vibrations dans l’air lui secouer les circuits. Bientôt ses senseurs audio confirmèrent son intuition. Le volume des haut-parleurs augmenta jusqu’à devenir presque intolérable.
La musique, certains appelaient cette logorrhée ainsi, était si forte que les murs de l’hacienda tremblaient à chaque renouvellement de mesure. Finalement, même avec le «
blip » incessant du capteur de positionnement le robot n’aurait eu aucun mal à se faufiler jusqu’à l’intérieur de la cour sans se faire entendre.
Le choix était sien. IG-1.1 pouvait extraire la cible à l’insu de ses ravisseurs, trop occupés à gesticuler leurs membres à la manière d’un robot hors de contrôle, ou bien tirer dans le tas jusqu’à ce qu’il ne reste plus âme qui vive.
Cette dernière possibilité lui plaisait énormément mais n’était pas sans danger. S’ils ne représentaient qu’une menace relative de répandre leur culture dans la galaxie, les Niktoniks étaient notamment employés par le clan des Forestiers comme gardes du corps et autres basses besognes. Quand le jour pointait ses rayons et que le citoyen honnête ouvrait ses volets, les Niktoniks qui avaient passé leur nuit à festoyer entraient dans une humeur massacrante impossible à raisonner. On ne savait trop si c’était l’effet de manque des substances psychotropes absorbées ou bien celui de la musique insupportable qui les mettait dans cet état second, mais il était fortement déconseillé d’en croiser un spécimen avant sa tasse de caf du matin.
Le robot observa le soleil pointer timidement ses rayons dans l’horizon lointain. Les fêtards ne tarderaient plus à aller se coucher. Caché dans la pénombre mourante, il attendit.
Les tonalités musicales s’éteignirent progressivement, remplacées par des ronflements de plus en plus nombreux et bruyants. Tout était calme et endormi à présent. S’il l’avait voulu, IG-1.1 aurait pu remplir sa mission sans faire de victime inutile. Mais il n’était pas venu pour ça. Les hauts parleurs de son vocalisateur poussés à leur maximum il avança jusqu’au centre de la cour de l’hacienda.
- MOOOOORNING LIVE, BANDE DE CONNARDS ! L’ALINEA 16 DE LA DEROGATION AU PROTOCOLE DE LA GUILDE VOUS IMPOSE DE LIVRER IMMEDIATEMENT LA CIBLE A L’OPERATEUR EN CHARGE DU CONTRAT.
Les mots du règlement intérieur de la Guilde des Chasseurs de primes ingérés deux jours plus tôt rebondirent contre les murs. Il y eut comme un frisson à l’intérieur de la bâtisse, un silence pesant sembla s’écraser tout autour de lui.
- L’ALINEA 16 DE LA DEROGATION AU PROTOCOLE DE LA GUILDE VOUS IMPOSE DE…
IG-1.1 fut soudainement percuté par le côté et tomba à terre, coincé dans une étroite venelle entre deux murs de la construction. Sa faute. Il avait été imprudent. Réagissant aussi vite que ces processeurs le lui permettaient, il brandit ses armes à bout de bras, prêt à décoller les têtes de quiconque venait de s’en prendre à lui.
Son agresseur se tenait au-dessus de lui, menaçant. Soleil dans le dos, seuls les contours noirs de la silhouette étaient perceptibles par ses capteurs optiques. Tout portait à croire qu’il s’agissait d’un simple Niktonik mécontent d’avoir été réveillé si brusquement. Il serait donc le premier à mourir aujourd’hui.
- Unité IG ! Dépose les armes ! lui intima-t-on alors.
Quelque chose de profondément enfoui dans sa programmation le retint de faire feu immédiatement. Il y eut comme un déclic et toute sa mémoire se rembobina en accéléré jusqu’à l’antre sombre d’où il était sorti de la chaine de montage. Les sacs à viande avaient-ils raison ? On avait beau se hisser hors de la fange, on laissait toujours une trace de merde (ou d’huile) nous suivre le restant de notre existence.
Tous ses rêves d’autodétermination et ses efforts pour s’affranchir de l’asservissement inhérent à sa programmation robotique lui explosèrent au visage comme une pluie d’étincelles. Son autonomie économique si durement acquise n’était qu’une illusion. Ses expériences soi-disant menées par sa volonté propre n’étaient qu’une succession de décisions sur lesquelles il n’avait jamais vraiment eu de prise. Meurtre et destruction : c’était le programme décidé par le Créateur. Libre, il ne l’avait jamais été.
Et maintenant, à cause de sa vanité, persuadé qu’il avait pu dépasser le conditionnement d’usine implanté dans chaque fibre, chaque circuit, chaque programme de sa carcasse métallique, son existence s’achevait de la même manière pathétique que celle de son cousin : au rebut comme le tas de ferraille qu’il avait toujours été.
Puis il l’entendit. Le son était si caractéristique qu’il ne pouvait pas se tromper après l’avoir supporté pendant plus de deux jours. Le «
blip » venant d’un traceur de positionnement dans la main de son assaillant qui n’avait toujours pas tiré. Alors il comprit.
- Je fais partie de la Guilde ! lui confirma l’ombre sans visage.
La voix avait quelque chose de métallique mais n’appartenait pas à un robot. Elle était étouffée, comme filtrée à travers une paroi. IG-1.1 se secoua les puces. L’épiphanie qu’il avait vécu semblait déjà lointaine, comme le fantôme d’un souvenir mis à la corbeille. Présent de par son absence mais hors de portée. Un bug. Il avait eu un bug, voilà tout. Son existence n’était plus remise en question. Il allait continuer à être libre. Libre... Libre de tuer et de détruire. C’était ça sa véritable raison d’exister.
Ses capteurs se mirent enfin au point sur la silhouette à contrejour. Ce n’était pas un visage qui se tenait au-dessus de lui. C’était un masque.
-
Toi ? répliqua le robot en se redressant.
Booba Fail. La personne responsable de la mise hors service de son cousin, IG88. Mais ce n’était pas possible. Fail était mort, englouti corps et biens par une créature cauchemardesque. Et pourtant la personne devant lui portait le même casque aux fines fentes en « T », avait la même armure cabossée et sale. Puis il se rappela que le peuple auquel appartenait son rival revêtait dès l’enfance le traditionnel accoutrement Mythorien dont ils ne se départaient jamais. Ce n’était pas Booba Fail qui se tenait devant lui mais un autre chasseur de primes, plus jeune, plus séduisant. Et certainement plus dangereux.
- Je croyais être seul sur cette mission, protesta le robot. J’ai déjà publié l’avis de saisie. La prime me revient.
- Sauf erreur, tu as encore les mains vides.
- C’est exact, concéda IG-1.1 qui cherchait un moyen de se débarrasser du gêneur sans que la Guilde ne vienne lui reprocher d’avoir tiré sur un de ses membres (malheureusement le règlement intérieur l’interdisait depuis l'incident entre Fail et 88).
Soudain un tir de blaster passa au-dessus de leurs têtes et alla s’écraser contre le mur en crépitant. Comme un seul homme (et robot), ils se mirent aussitôt à couvert.
Furax, les Niktoniks étaient sortis du bâtiment à la recherche des responsables du boucan qui les avait tirés du lit si tôt dans la matinée. L’altercation entre IG-1.1 et le Mythorien leur avait donné le temps de se mettre en position et de les prendre en embuscade. Les deux chasseurs de primes essuyaient maintenant des tirs venant de tous côtés.
Le dos collé à un container, le Mythorien envoya une salve de rayon mortel par-dessus son épaule. On entendit le bruit d’un corps qui s’écrase lourdement au sol.
- Et si on partageait la prime ?
Le casque qui cachait son visage se tourna d’un air interrogateur vers le robot qui envoyait coup de blaster sur coup de blaster dès qu’il repérait la signature thermique d’un tireur embusqué. Sa satisfaction augmentait chaque fois qu’un nouveau cri de Wilhem se faisait entendre.
IG-1.1 réfléchit à la proposition. Il ne chassait pas pour l’argent. Cela il l’avait déjà. Non, c’était pour ce genre de moment qu’il avait décidé de sortir de sa retraite. Sentir ses circuits puiser dans leurs ressources pour maximiser leur efficience. Devenir l’outil inexorable de la mort. Depuis bien trop longtemps il rongeait son frein. Les vannes étaient maintenant ouvertes et il avait l’intention d’en profiter jusqu’au bout. Bien loin d’avoir rouillé, il retrouvait avec contentement les vieux réflexes imprimés dans sa circuiterie. S’il avait été en vie, jamais il ne se serait senti aussi vivant qu’en cet instant.
- C’est acceptable. Du moment que je suis celui qui reçoit les honneurs associés à la mission.
Les tirs s’intensifièrent et les caisses derrière lesquelles ils étaient réfugiés commençaient à accuser le coup. Malgré les corps qui s’amoncelaient, les Niktoniks étaient en surnombre et la surface de leur cachette se réduisait comme peau de chagrin. Il fallait réagir vite ou ils se retrouveraient piégés dans un tir croisé sans possibilité de se protéger.
- J’ai besoin d’une réponse, insista IG-1.1.
Le Mythorien soupira mais finit par acquiescer silencieusement. Parfait. Maintenant qu’il le croyait dans son camp, il ne restait plus qu’à se débarrasser de lui. Si le robot se fichait de la récompense – une barre de scénarium – il tenait absolument à ce que sa réputation grandisse sans que l’ombre d’un acolyte vienne ternir son tableau de chasse.
Il en était là de ses réflexions quand un pan de mur se détacha et une pluie de permabéton leur tomba sur la tête. Une idée commença à germer dans son processeur.
- Alerte ! Alerte ! Alerte ! s’alarma-t-il faussement. Nous sommes piégés. J’enclenche l’autodestruction.
- DE QUOI ? s’écria le sac à viande casqué à côté de lui.
- Mon protocole m’interdit d’être capturé, mentit le robot. Je
dois m’autodétruire.
Au rythme où allaient les choses, il ne resterait bientôt plus rien à capturer. Ils finiraient en petit tas fumant et bouillonnant bien avant que leurs adversaires ne se décident à cesser le feu. Mais l’autre n’avait pas besoin qu’on lui fasse remarquer…
- Pas question ! Couvre-moi, ordonna le Mythorien.
Sans attendre de réponse, il se mit à découvert et commença à tirer dans tous les sens tout en courant. Pour lui donner une chance, IG-1.1 dégomma trois nouveaux opposants qui avaient eu le malheur de révéler leur position. Le Mythorien en tua deux autres avant que le robot ne lui emboite le pas. Il fallait avouer que son compagnon était doué. Les tirs mortels bourdonnaient autour d’eux mais ils purent à nouveau se mettre à l’abri derrière une colonne avant d’être touchés.
Le robot analysa une seconde fois la situation. Environ la moitié des Niktoniks étaient morts ou en passe de l’être. Pour autant les tirs de blaster continuaient à arracher des bouts de murs un peu partout là où ils s’étaient réfugiés. Son compagnon soupira.
- Ils sont trop nombreux. Et on est toujours coincés.
IG-1.1 sentit qu’on voulait à son tour le pousser à la faute. Son plan avait été d’exposer le Mythorien aux tirs ennemis en espérant que ce dernier finisse par se faire toucher et il s’en était brillamment sorti sans une égratignure. Le chasseur de primes métallique ne pouvait plus exiger que son compagnon prenne une seconde fois le plus gros risque. A moins que…
- Bon ben je vais m’autodétruire…
- Ne t’autodétruis pas ! lui cria l’autre d’une voix paniquée. On peut s’en sortir.
C’est à ce moment-là qu’ils la virent. Montée sur roues et tractée par une paire de Niktoniks, une énorme caisse de résonance passa par une des portes de l’hacienda et s’immobilisa au centre de la cour.
- Qu’est-ce que…
Sa phrase fut engloutie par une énorme stridulation de musique électro qui faillit faire exploser le système auditif d’IG-1.1 si ses tampons acoustiques ne s’étaient pas automatiquement mis en route ; et arracha la moitié de la colonne derrière laquelle ils se tenaient.
- Oh. Peut-être qu’on ne peut pas en fait.
- Compte à rebours avant autodestruction…
- Mais arrête !!!
La situation était plus compliquée qu’IG-1.1 ne s’y était attendu. Il n’avait pas vraiment prévu que les Niktoniks utiliseraient l’une de leurs enceintes comme arme pour les déloger. C’était bien joué de leur part, et le robot ne pourrait pas s’en tirer seul. Il fallait quelqu’un pour s’occuper des tireurs pendant que l'autre réglait le compte du canon à musique. S’il voulait s’en sortir, il avait
besoin du Mythorien. L’un comme l’autre devaient arriver à s’entraider sans arrière-pensée.
- J’ai un nouveau plan. Attire-les et je les neutralise, proposa le chasseur casqué à IG-1.1.
- Acceptable, grommela-t-il en exécutant une rotation sur lui-même.
Blasters pointés sur les formes de vie détectées dans la zone du bâtiment et sur les toits, le robot se mit à canarder tout ce qui bougeait. Ses servomoteurs tournaient à plein régime et les Niktoniks recommencèrent à tomber un à un. Pivotant, tournoyant, pirouettant grâce à son buste lui autorisant un angle de tir à 36O°, IG-1.1 décimait leurs rangs avec une précision chirurgicale. Mais, comme une mauvaise chanson, les vagues ennemies ne semblaient jamais vouloir s’arrêter. Un trait de laser le frôla au niveau du dôme cognitif et un autre vint s’écraser en-dessous de son buste. Le choc le fit reculer mais il parvint à garder son équilibre. Du coin d’un capteur optique, il vit le Mythorien aux prises avec les deux pseudo-musiciens qui cherchaient à les réduire en bouillie.
Pas le temps de s’arrêter pour faire un diagnostic. Il continua son massacre, se débarrassant enfin des derniers assaillants tandis que son compagnon d'infortune en terminait avec les siens. Le silence retomba sur l’hacienda fumante de toute part. Aucun mur ne semblait avoir été épargné, et chacun portait les stigmates rond et crasseux de la bataille. Si vivant quelques heures plus tôt, le repère Niktonik sentait à présent la chair carbonisée et la mort. C’était… satisfaisant.
- Pas si mal pour un toaster, lui signifia le Mythorien en revenant vers lui, indemne.
- Je confirme. Bon allez, je désactive mon autodestruction.
Ils se regardèrent un instant dans un silence gêné. Puis le Mythorien pointa un doigt en direction de l’impact sous son torse :
- Tu as l’air amoché. Ça ira ?
IG-1.1 avait peut être eu tort à son sujet. La réputation de Booba Fail était celle de quelqu’un sans respect, ni honneur mais cela ne voulait pas nécessairement dire que tous étaient comme lui. Ensemble, ils formaient une bonne équipe. Peut-être IG-1.1 trouverait-il une petite place pour un faire-valoir compétent ?
- J’ai effectué un diagnostic rapide. Mon harnais principal semble intact, répondit-il en le désignant.
- Oh. Et c’est une bonne nouvelle ?
- Oui. Sinon je ne serais pas là à bavasser tranquillement avec toi. Je suis IG-1.1. Quel est ton matricule ?
Tête penchée d’un côté, le chasseur masqué haussa les épaules.
- Hum, dans le milieu on m’appelle le Mytho. Mais mon véritable nom c’est… Jean... Jean Farine !
Ils se serrèrent la pince en gage d’amitié.
- Bon et maintenant comment on l'ouvre la porte ?
En effet, la porte principale de l’hacienda était en duracier trempé. Verrouillée de l’intérieur, il leur faudrait des heures pour la pirater. Ensemble ils se tournèrent vers le haut-parleur Niktonik.
Cinq minutes plus tard, la porte anti-explosion volait en éclat et les deux chasseurs de primes s’aventurèrent à l’intérieur du bâtiment.
Les tentures de rideau empêchaient la lumière du soleil, maintenant haut dans le ciel, de pénétrer les lieux mais on distinguait sans mal les bouteilles d’alcool vides et seringues usagées qui jonchaient le sol ici et là. Une odeur rance de stupre et de sueur flottait dans la pièce.
- Charmant, commenta Jean Farine en dégommant un Niktonik solitaire qu’ils venaient de tirer d’un sommeil si profond qu’il n’avait pas entendu la fusillade. Quelqu’un d’autre ici ?
- Ton capteur est toujours actif. Les miens indiquent qu’il y a encore une forme de vie présente.
Ça ne pouvait être que leur objectif. Sinon le désagréable «
blip » à la ceinture du Mythorien ne sonnerait pas à une fréquence si régulière. La cible était proche. Très proche.
Il repéra le caisson d’isolation lévitant dans un coin de la pièce, à moitié caché sous une étoffe grise. A leur approche, le couvercle se rétracta pour révéler une minuscule créature verdâtre aux grands yeux noirs et aux oreilles pointues qui gazouillait de manière innocente.
- Il devait avoir 50 ans, souffla Jean en se penchant sur ce qui était en réalité un berceau.
- L’âge dépend des espèces. Peut-être qu’il peut vivre des centaines d’années…
IG-1.1 consulta enfin la page wookieepédia consacrée aux fameux Mogwaïs mentionnés par son client impérial. On savait peu de chose sur cette mystérieuse race alien au système de reproduction incongru. Étonnement elle était listée comme éteinte dans cette galaxie, leur dernier représentant ayant trouvé la mort dans des circonstances dramatiques le jour de l’avènement de l’Empire selon leurs propres archives.
- … hélas nous ne le saurons jamais ! termina-t-il sa phrase en pointant son blaster sous le petit museau mignon de l’adorable gremlin vert.
- Non, on le ramène en vie, plaida son acolyte en posant une main sur le blaster d’IG-1.1.
Mais le robot n’avait aucune intention de ramener la cible vivante. L’impérial moustachu n’avait jamais précisé quoi que ce soit à sujet. Il n’aurait, d’ailleurs, pas accepté le contrat s’il en avait été autrement.
- La mission consistait à anéantir l’objectif.
Son doigt mécanique s’apprêta à presser la détente, mais avant d’avoir pu exécuter son geste, une détonation bien trop proche retentit. L’environnement autour de lui grésilla et l’espace d’un instant, il ne sut plus où il se trouvait. Son champ de vision était maintenant occupé par une paire de bottes usées et des tâches liquides douteuses. Il essaya de bouger mais son corps ne répondait plus.
On venait de lui tirer dessus ! Non. C’était le
Mythorien. Jean Farine lui avait tiré dessus. Ce sale traitre de sac à viande avarié venait sciemment de désobéir aux règles de la Guilde et pour quoi ? Épargner la vie d’une créature, certes délicieusement mignonne, mais dont l'existence comptait-elle plus que la sienne ? Le robot n’avait pas besoin de lancer un diagnostic pour savoir que le tir de blaster avait détruit son harnais principal. Un à un ses programmes se court-circuitaient et il sentait ses capacités sensorielles s’amenuiser.
Avant que son processeur ne s’éteigne définitivement, il vit le Mythorien s’incliner vers lui, le jeune Mogwaï dans les bras.
- Tu vois, gamin, je ne hais rien de plus que les toasters. Tel est le vrai.
IG-1.1 comprit alors, mais trop tard, qu’il n’aurait jamais dû se fier à la parole d’un Mytho.