[Sommaire]<< Chapitre précédentChapitre 12 – La crypte
Jinta Baskos ouvrit les yeux, se demandant si elle était toujours vivante. L’élancement de douleur dans son épaule lui rappela que oui. Son bras droit était devenu inutilisable. Elle se releva avec difficulté. Son corps meurtri était couvert d’écorchures, d’ecchymoses et de contusions. Il ne restait guère grand-chose de sa combinaison en lambeaux, révélant les bandages spartiates qui lui servaient de sous-vêtements. Elle se rendit aussi compte que tout son armement avait été perdu dans sa chute.
Le lieu où elle avait atterri ne ressemblait pas à grand-chose. Tout était sombre et poisseux, comme couvert d’huile de moteur usagée. La seule source de lumière provenait des quelques ouvertures dans la massive structure au-dessus de sa tête. Le lieu semblait désolé, sordide, en décomposition. Elle n’aurait su dire ce qu’il avait été autrefois, ou même s’il avait jamais été quelque chose de concret au par avant. Sur le mur, elle distingua une pancarte rouillée recouverte de poussière et de moisissure séchée. Celle-ci affichait "-66".
C’est là que l’étrange s’imposa à elle, dans une vision des plus singulières et déroutantes. Un être mécanique à la tête anguleuse déambulait sans but parmi les débris, marquant un temps de pause appuyé entre chaque pas, comme s’il était éperduement lassé d’errer là depuis toujours. Il était vêtu d’une cape sombre, miteuse et imbibée d’huile, qui couvrait tout son corps à l’exception de sa tête. Sa tête, si on pouvait toutefois l’appeler ainsi, était un genre de prisme droit, dépourvu de visage, et qui donnait l’impression d’être éternellement inclinée vers le haut. Pouvait-il y avoir la moindre étincelle d’intelligence dans cette machine obsolète, ce pantin errant vestige d’un lointain passé ?
Sans crier gare, le droïde commença à chanter. C’était la voix d'une femme, douce et gracieuse. Son chant semblait rêveur, envoûtant, perdu. Il résonnait dans tout le souterrain. Jinta en eut des frissons. Ce n’était pas de la peur qu’elle ressentait, ni de l’excitation. Non, c’était plus profond que ça. Était-ce… de la mélancolie ? Si c'était un sentiment triste, pourquoi était-il si agréable ? Pourquoi voyait-elle sa propre image dans cet être égaré ? Dans sa voix et son attitude, on aurait davantage dit une personne qu’un droïde. L’espace d’un instant, Jinta se surprit à envisager l’idée que cet automate puisse être doué de conscience.
— Qui êtes-vous ? s’enquit la jeune femme.
La question avait peiné à sortir de sa bouche, comme si quelque chose en elle l'avait retenu de la poser.
Le droïde termina la note qu’il chantait et se tut quelques instants avant de lui répondre.
— Je suis l’Oracle. L’Oracle des profondeurs. C’est inéluctable.
Et le droïde reprit son chant de plus belle.
— Qu’est-ce qui est inéluctable ? Et que faites-vous ici ? demanda Jinta.
Le robot s’arrêta non loin d’elle, et tourna la tête dans sa direction.
— Et toi, que fais-tu ici, Jinta Baskos ?
— Attendez, vous connaissez mon nom ? Qui vous a dit…
— Je te connais depuis avant ta naissance. Je sais aussi que tu as perdu tes parents à 8 ans, qu’ils te maltraitaient, qu’on t’a pris ta dignité. Je sais toutes ces choses.
— Mais… Je n’en ai parlé à personne…
— Et je
suis personne. C’est pourquoi je le sais. C’est inéluctable.
— Comment tu… C’est impossible. Tu es une anomalie, une abomination mécanique !
— C’est ce que tu crois ? Regarde-toi. Tu tiens à peine debout. Tes signes vitaux ne mentent pas, tu vas bientôt mourir. Bientôt tu seras le déchet, et je serai le vivant. C'est inéluctable.
— Pas si j’ai mon mot à dire, tas de ferraille. Est-ce que c’est toi qui as pris le cœur d’énergie ? Un si vieux droïde, aussi bas dans les profondeurs… Il te faut bien de l’électricité pour continuer de fonctionner.
— Pas de l’électricité, non, mais des âmes, répondit une voix familière derrière elle.
Jinta se retourna, et vit celui qui venait de parler. C’était Drivian Jexter… Ou était-ce vraiment lui ? Il avait l’air terriblement… différent. Il était recroquevillé, un rictus lui tordant le visage, et une lueur de folie étincelait dans ses yeux. Sa peau était pâle et maladive, encore plus que celle de Jinta, et parcourue de veinules noires. Il était méconnaissable, et pourtant, c’était bien lui.
— Toi… dit-elle avec une grimace de dégoût. D’abord tu fuis comme un lâche, et maintenant je te retrouves avec ce droïde détraqué ? Je suis curieuse d’entendre ton explication.
— Curieuse, curieuse, tu as raison d’être curieuse… Mais la vérité dépasse ce que ton simple cerveau humain peut appréhender. Pour commencer, il n’y a jamais eu de cœur d’énergie. Tout cela n’était qu’une vaste machination dans le but de t’attirer ici. Oui, Manthred et moi sommes de bons associés. Mais c’est moi qui donne les ordres. Je suis en quelque sorte les yeux et les oreilles de l’Oracle au Niveau 1313, mais personne ne voit mon vrai visage grâce à mes pouvoirs d’illusion. Les gens ne voient en moi que ce qu’ils ont envie de voir. Je sème le doute, la convoitise chez les gens, je leur donne de faux espoirs pour mieux les briser ensuite. Autrement dit, je les mène à leur perte spirituelle. Tout cela pour attirer plus d’âmes ici, dans la
crypte, et nourrir l’Oracle…
Jinta mit quelques instants pour assimiler ce qu’elle venait d’entendre.
— OK, tout ça me semble un peu surréaliste, mais admettons… Ça expliquerait les cadavres de policiers. Sauf qu'il y a un truc qui cloche dans votre histoire. Si vous amenez les gens ici pour prendre leur âme, pourquoi ne pas avoir pris la mienne ? Pourquoi m’expliquer tout ça ?
— Parce que tu es différente, Jinta, répondit Jexter. Ta destiné n’est pas celle d’une simple mortelle. Et tu n’es pas non plus ici par hasard…
Jinta saisit Drivian par le cou de sa main valide et le dévisagea d’un air mauvais.
— Très drôle, Jexter. T’en as d’autres, des conneries dans le genre ? Franchement, j’admire tes efforts pour me faire avaler ces trucs mystiques à la noix. Superbe mise en scène, chapeau l’artiste. Mais perdu, parce que j’ai jamais cru à tout ça et c'est pas un minable comme toi qui me fera changer d'avis. Alors, dis-moi la vérité cette fois-ci, et la vraie. Dernière chance pour toi, ou je te tue de mes mains.
Mais Drivian ne sembla pas intimidé le moins du monde. Sa bouche s’élargit dans un sourire cruel, et il éclata d’un rire dément.
— Tu ne crois pas… dit alors calmement l’Oracle. Car tu ne vois pas.
Le droïde leva d’un seul coup une main hors de sa cape et la tendit en direction de Jinta. Elle vit alors le monde rétrécir autour d’elle, comme si elle s’éloignait de la réalité. Son champ de vision était maintenant réduit à une petite fenêtre au milieu de l’obscurité, avant de devenir un point et de disparaître. Elle crut voir des lignes de code indéchiffrables défiler à toute vitesse, puis la lumière revint.
Son champ de vision s’étendait désormais sur 360 degrés. Et son corps… son corps n’était plus le même. Elle pouvait sentir la présence de l’être qui se tenait à côté d’elle. C’était Drivian. Mais où était l’Oracle ?
En observant les environs, elle aperçut un corps étendu au sol, quelques mètres plus loin. C’était son propre corps, mort. Jinta leva ses mains et les regarda. Des mains en métal. Un frisson d’effroi parcourut ses circuits, tandis qu’elle réalisait ce qui se passait. Toute sa vie n’était qu’un mensonge. Non… Un voyage. Comme toutes les autres qu’elle avait vécues. Mais la sombre vérité lui était déjà connue.
L’espoir auquel elle s’accrochait n’était rien d’autre qu’une illusion. Quelle que soit l’existence vécue, toute vie finissait par périr. Et face à la mort, plus rien n’avait d’importance. Les accomplissements éphémères d’une vie n’étaient rien face au triomphe définitif et éternel du trépas. Dans l'absolu, la mort était la seule chose sur laquelle on pouvait réellement compter. C’était là la vérité qu’elle avait fui si longtemps, mais maintenant qu’elle était débarrassée de cet instinct primaire de survie, la mort lui apparaissait comme une évidence. Une libération, même. Il n’était plus question de fuir nulle part, ni d’espérer quoi que ce soit. Il était temps d’accomplir ce qu’elle était venue faire dans ce lieu maudit, il y a maintenant des générations de cela. Il était temps de débarrasser la galaxie de la plaie qu’était la vie, et de laisser la mort reprendre ses droits. Renvoyer tous ces êtres dans le néant dont ils avaient eu l’impudence de s'extraire, et mettre un terme à cette futilité dérisoire que l’on appelait existence.
— Tu es l’Oracle, Jinta ! déclara Jexter, en extase. Tu étais l’Oracle avant de devenir humaine, et tu viens de retrouver ton âme. La boucle est maintenant bouclée.
— Oui, tout est clair à présent… Tout me revient. Le Plan, la ruine, la désolation. Doomtown n’était qu’un prélude. Coruscant tombera. Et la galaxie suivra. C’est inéluctable.
(Les compléments musicaux sont optionnels. Libre à vous de les écouter avant, pendant ou après la lecture.)
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