CHAPITRE 20 : Vérité, oubli et botanique
Un cri sinistre brisa la nuit. Yaraa se réveilla en sursaut, des images terribles se bousculant sous ses paupières closes. Elle savait que le plus raisonnable aurait été de ne pas imaginer quel genre de créatures pouvait produire une plainte aussi aiguë et menaçante, mais elle ne pouvait s’empêcher de se figurer un oiseau cauchemardesque, aux serres crochues et au bec garni de dents effilées. Chassant les derniers échos de ses rêves – une sortie shopping avec sa tante dans les niveaux supérieurs de Coruscant, après que cette dernière ait reçue une prime conséquente – la sorcière se tortilla hors de son sac de couchage, à la recherche de sa gourde. Avant qu’elle ne puisse mettre la main dessus et pester contre le manque de luminosité et d’espace dans la tente, la bouteille métallique roula devant elle.
Elle se retourna vers Obi-Wan, assis en tailleur sur son propre duvet. Il ouvrit un œil et haussa un sourcil prudent, comme si être réveillé au beau milieu de la nuit et anticiper les besoins de sa voisine était une chose parfaitement normale. Comme si dormir si près d’une femme avec laquelle il avait partagé plus que son lit il y a quelques jours à peine n'était pas une épreuve en soit. Tout semblait si simple, pour lui. Yaraa, quant à elle, était reconnaissante envers l’épuisement physique et mental qui la faisait sombrer en un temps record dans un profond sommeil. Pourtant, chaque piteuse seconde qui s’égrenaient avant qu’elle ne s’endorme suffisait à électriser chaque parcelle de son corps. Parce que justement, il était là, tout près d’elle. Parce que chaque instant où elle cessait de s’entraîner ou de penser à leur mission, il occupait ses pensées. Il avait posé ses bagages dans un coin de son esprit et refusait d’en sortir, idiot têtu qu’il était. Mais bien sûr, Obi-Wan Kenobi n’en avait absolument pas conscience. Il méditait, impassible, sans se douter que la soif qui animait réellement la sorcière n’était pas de celle qu’il était en mesure de satisfaire en lui donnant sa gourde.
— Quelle heure est-il ? s’enquit-t-elle en attrapant l’eau. Merci. Comment tu as su que…
— À peine minuit, je crois. Et pour répondre à ta deuxième question, tu as souvent tendance à te lever en plein milieu de la nuit pour boire. Surtout depuis que tu prends ces cachets, ceux que t’as prescrit le med-droïde.
Évidemment, il remarquait ce genre de choses. Pas qu’il lui accorde une attention particulière bien sûr, mais parce que son sens aiguë de l’observation – un trait Jedi, à en croire l’intéressé -– ne semblait jamais lui faire défaut. Pas d’attachement, se rappela Yaraa. Il avait été on ne peut plus clair sur ce point.
— Je ne sais pas si je vais arriver à me rendormir, bougonna-t-elle. Avec toutes ces bestioles qui font un concert digne des pires bouges du District Uscru. Je peux même faire une croix dessus. Impossible de savoir d’où ça vient, tout ce tintouin. Des arbres derrières nous, de la rivière en contrebas, ou juste de l’autre côté de la tente ? Pour ce que j’en sais, un énorme piaf couvert d’écailles et avec des canines longues comme mon bras est peut-être en vol stationnaire au-dessus de nous, prêt à nous tomber sur le râble et nous réduire en bouillie, pour finalement nous régurgiter, encore tout chaud, à sa portée de futurs prédateurs.
— Yaraa, est-ce que tu as lu ne serait-ce qu’une page du rapport des agents de Bail ? s’amusa le Jedi.
— Tu sais bien que oui.
— Mais ?
— Mais j’ai peut-être fait l’impasse sur la partie « faune ». La flore, d’accord, ça peut servir. Ma mère était herboriste, elle me dirait de ne jamais négliger l’utilité des plantes, surtout dans un milieu hostile. Mais pour tout ce qui concerne les animaux, disons que… eh bien, je savais que toi, tu la lirais. Autant que je me concentre sur le reste. Bon, d’accord, s’emporta-t-elle, remarquant que son interlocuteur avait haussé son sourcil encore un peu plus haut. J’ai survolé cette partie et jeté un œil aux les quelques illustrations que j’ai pu apercevoir. Je me suis dit que ce serait peut-être mieux de ne pas me créer de nouvelles sources d’angoisses avant même de poser un pied sur cette fichue planète. Les chances qu’on tombe nez à nez avec une abomination tueuse sont assez mince, et comme tu ne me laisses jamais gérer les situations de combat, de toute façon…
— Et donc, tu t’imagines des oiseaux avec des dents ? Yaraa, même sur Trandosha, ça n’existe pas. Si tu avais lu le rapport dans son intégralité, tu le saurais. Leçon du jour : mieux vaut se préparer à ce qui pourrait t’attendre que de craindre l’inconnu. Qu’est-ce que tu ferais, si tu tombais dans un lac et te retrouvais face à une méduse doshian ? Est-ce que tu pourrais éviter sa piqûre à temps, si tu ne sais même pas que ses filaments sont enduits d’un poison mortel ?
La sorcière cligna des yeux, pétrifiée.
— Attends… ça existe vraiment ces horreurs ?
— Peut-être. Tu le saurais si tu avais lu le rapport en entier.
— J’ai presque tout lu. Je connais par cœur la quasi-totalité des informations à dormir debout contenues dedans. Tiens, par exemple : on peut la plupart du temps identifier les effets d’une plante sur Trandosha à sa couleur. Les feuillages orangés ont des effets indésirables mineurs, du type démangeaison. En ingérer peut par contre provoquer une diarrhée terrible. Quant aux feuilles bleues, elles sont hallucinogènes, et les violètes toxiques.
— Et c’est maintenant que tu t’en rappelles ? Après que l’on ait tiré une demi-douzaine de corps de buissons qui aurait pu représenter de tels dangers ? s’alarma Obi-Wan.
— Bien sûr que ça m’a traversé l’esprit, mais… tu as lu les rapports, toi aussi, non ? Et nous portions tous les deux des gants, donc j’ai pensé que nous ne courrions aucun risque. Et sache, cher Professeur, que je ne suis pas du genre à étaler ma science, surtout en compagnie de quelqu’un qui dispose des mêmes informations que moi. Enfin, supposément. Mais peut-être que je me trompe et que tu as toi aussi survolé certains paragraphes ?
— Non, bien sûr que non, se défendit-il. J’ai juste mieux retenu les passages sur les dangers mortels, ceux avec de la fourrure, des plumes ou des dents, justement.
— Ah ! s’écria-t-elle, victorieuse. La finesse légendaire des Jedi, n’est-ce pas. Se concentrer sur les bestioles parce que ça, on peut les trancher avec son joujou lumineux, sans préliminaires. Leçon du jour numéro deux : les plantes peuvent-être aussi dangereuses que les fauves, surtout si on les relègue au plan de menace mineure.
Ils se turent tous les deux, le temps que Yaraa s’assoie elle aussi, les jambes et les bras croisées. Réalisant qu’elle était en effet trop galvanisée pour envisager de se rendormir tout de suite, elle adressa un regard en coin au Jedi, à qui elle rendit sa gourde. Il maugréa un merci étouffé et la remit près de son oreiller – enfin sa veste, roulée en boule – avant de faire mine de reprendre sa méditation. Allons bon, il était vexé. Yaraa soupira et se décida à rompre le silence qui régnait de nouveau dans la tente.
— Bon, voilà ce que je te propose. Tu me fais un topo sur tout ce qui rampe, vole ou se terre dans cette forêt de malheur et je te dis tout ce qu’il y a à savoir sur les plantes trandoshannes. On oublie nos manquements respectifs au code de déontologie des explorateurs amateurs. D’accord ?
— Si tu veux, accepta Obi-Wan.
Son ton détaché contrastait avec l’étincelle de malice qui brillait dans ses yeux, lui donnant l’air de l’archéologue un peu canaille dont il avait adopté l’accoutrement. Là, tout de suite, elle était prête à oublier ces histoires de code, d’attachement, de se préserver l’un l’autre et cetera, et de lui sauter dessus sans plus de cérémonie. Elle se demanda si finalement, elle n’aurait pas dû conserver la bouteille métallique près d’elle et se la renverser sur la tête, afin de chasser ces idées indignes d’une adulte raisonnable.
— Mais d’abord, ajouta-t-il, est-ce que tu peux m’en dire un peu sur cet oiseau qui plane au-dessus de notre abri et que la nature a jugé bon de doter de dents ?
Idiot. Il mérite peut-être que je m’emmêle les pinceaux entre certaines plantes comestibles et leurs sœurs presque jumelles, dotées d’un pouvoir hallucinatoire qui ferait pâlir d’envie les dealeurs de bâtons de la mort de Coruscant.
* * *
Une fois la sorcière informée des spécificités et points faibles des spécimens les plus remarquables de la faune trandoshanne, puis le Jedi capable de réciter les propriétés de la majorité des végétaux notables de la forêt, la lune verte brillait déjà haut dans le ciel. S’ils voulaient partir de bon matin le lendemain, il leur fallait dormir. Ils s’allongèrent donc dos à dos. Il lui souhaita bonne nuit. Yaraa se figea et maugréa une réponse similaire en retour, furieuse de d’avoir laissé quelque chose d’aussi anodin la troubler. Aussi, elle regrettait de ne pas avoir emporté le masque de nuit qu’elle avait trouvé dans le tiroir de sa table de nuit, dans la suite du palais royal d’Alderaan. Même si, à bien y réfléchir, elle se serait sentie idiote de demander au sénateur si elle pouvait emporter un accessoire aussi futile et elle savait qu’Obi-Wan l’aurait tournée en ridicule. Que ce soit par une réplique ironique ou un regard appuyé, il lui aurait fait comprendre à coup sûr que si elle avait besoin de ce genre de confort dans la jungle, elle n’avait rien à faire à ses côtés. Et ça, elle n’était pas certaine de le supporter.
Qu’il se moque d’elle, qu’il souligne certains défauts dont elle se savait elle-même criblée, cela faisait partie de leur relation. D’un certain côté, cela la rassurait même, qu’il ne soit pas aveugle. Qu’il voit tout ce qui n’allait pas chez elle et soit capable de le lui reprocher, à voix haute, comme si ce n’était pas la fin de l’univers. Comme un rappel qu’il n’avait pas couché avec elle sans savoir qui elle était. Mais maintenant qu’elle n’avait plus grand-chose à espérer, que toute perspective d’un quelconque avenir commun était au pire révolue et au mieux incertaine, elle avait besoin que le regard de son pas-si-ancien amant lui renvoie l’image d’une femme forte et solide. Parce qu’elle, elle se sentait surtout fébrile et prête à imploser au moindre impact. Elle craignait que le mot ou le geste de trop ne fasse voler en éclat la carapace de raison qu’elle ne cessait de se recomposer chaque matin, et qui peinait de plus en plus à contenir les émotions qui bouillonnaient sous son détachement apparent.
Une clameur gutturale résonna quelque part dans la forêt et la tira de ses pensées.
Elle se redressa et échangea un regard alarmé avec le Jedi.
— J’ai entendu aussi, murmura-t-il.
— Ça, ce n’est pas un cri de méduse tueuse, commenta-t-elle.
Obi-Wan fronça les sourcils, apparemment peu sensible à sa tentative de plaisanterie. Yaraa inspira une grande bouffée d’air, sans se laisser abattre par le reproche muet du Jedi ; parfois, il fallait qu’elle dise quelque chose de stupide, histoire de calmer les battements de son cœur. Peu importe si lesdits battements étaient directement imputables au Jedi ou lié à un danger imminent, tapis entre les arbres.
— Ça va, Ben, j’ai compris. On dirait presque… non, c’est idiot. J’ai eu l’impression d’entendre quelqu’un rire, admit-elle.
— Je crois que tu as raison, soupira-t-il. C’est aussi ce qu’il me semblait. Nous ferions mieux d’aller voir ce qui se trame à l’Est.
Obi-Wan ferma les yeux et fronça les sourcils. Une douce chaleur envahit le petit habitacle en toile, signe qu’il sondait la Force ou usait de l’un des nombreux pouvoirs qu’il en tirait. À la longue, Yaraa avait appris à reconnaître ce phénomène. Elle se demandait si elle pourrait sentir l’aura de n’importe quel autre être vivant avec autant de vigueur, ou si Obi-Wan et elles étaient plus liés qu’ils ne souhaitaient tous deux l’admettre.
— Ils sont cinq ou six, à dix minutes de marche, déclara-t-il. Rassemble tes affaires. Nous reviendrons plus tard pour la tente, nous n’avons pas le temps de la remballer. On dirait qu’ils se sont arrêtés pour la nuit, mais rien n’est moins sûr. Dépêchons-nous.
* * *
Ils s’approchèrent en silence du petit groupe repéré par Obi-Wan, tâchant d’éviter de marcher sur la moindre brindille ou de respirer trop fort. Yaraa mit à profit tout ce qu’elle avait appris ces derniers jours. Elle rendit son pas plus léger, gonfla ses jambes d’une énergie rassurante, qui lui permit de suivre la cadence imposée par le Jedi sans s’essouffler. Quand il interrompit leur progression et lui fit signe de se retrancher derrière un immense tronc, elle aurait juré pouvoir continuer à ce rythme pendant des heures.
Obi-Wan posa un doigt sur ses lèvres puis une main derrière son oreille. Elle haussa les yeux aux ciel, irritée qu’il se sente obligé de lui préciser que le moment était venu de se taire et d’écouter. Il s’attendait à ce qu’elle fasse quoi, au juste, qu’elle chante son tube de cantina préféré à tue-tête pour divertir les lézards venimeux et les fougères hallucinogènes ?
— Chef, j’ai trouvé des traces de pas, dans la boue. Des porteurs de chaussures, précisa une voix éraillée.
Un éclat de rire général salua sa déclaration. Un rire rauque et tonitruant, qui ressemblait à s’y méprendre aux bruits qui avaient marqué la fin des espoirs de la sorcière de passer une nuit digne de ce nom. Yaraa ferma les yeux et concentra toute l’énergie qui coulait en elle sur son ouïe.
— Ils sont deux, je pense. Ça pourrait être nos hommes, même si c’est bizarre.
— Qu’est-ce qui est bizarre, Makss ? demanda une seconde voix, plus caverneuse.
— Les cadavres sont pourris. Ils datent d’au moins une semaine. Mais les traces sont fraîches, j’dirais qu’elles datent d’une demi-journée, quelques heures maximum.
— Et ? Qu’est-ce que ça change ? s’enquit un troisième individu d’un ton plaintif. M’est avis que c’est aussi simple que ça en a l’air. Les corps les plus frais qu’on a trouvés étaient vers les ruines. Ils sont allés jusqu’à la montagne et ont tué tous ceux qui croisaient leur chemin. Grisska et les autres ont juste eu le malheur de tomber sur ces cinglés. Ils ont pas trouvé le temple, parce que ce sont des étrangers stupides, alors ils sont revenus en arrière. Et comme ils sont stupides, ils ont repris le même chemin. Parce qu’ils nous méprisent, comme tous les étrangers. Ils ne comprennent pas qu’ils ont signé leur arrêt de mort en massacrant les nôtres. Ils vont le payer, ça oui ! Pas vrai, chef ?
— Bien parlé, Nojka. Tu as raison, approuva celui que Yaraa devina être le chef en question. La vérité n’est jamais loin de l’évidence. Voilà ce que je vous propose ; on les traque, on leur tombe dessus, et puis on discute un peu. Si ce sont vraiment les tarés qui ont zigouillé six de nos meilleurs chasseurs, pas touche, par contre. On s’amuse un peu avec eux mais on les ramène bien en vie à notre clan. Nos règles sont claires : chaque membre des Griffes Noires doit pouvoir les marquer de ses propres griffes. Nous vengerons nos frères, selon la coutume.
— Selon la coutume ! Pour les Griffes Noires ! répéta en cœur le reste du groupe.
Yaraa ouvrit les yeux au moment-même où Obi-Wan émergeait d’un bosquet gigantesque de fougère bleutées striées de jaune pour se replacer à ses côtés. Nom d’un bantha borgne, cet idiot lui avait faussé compagnie et elle n’avait rien remarqué, absorbée par la discussion du groupe de chasseurs. Yaraa fixa de nouveau la plante, troublée par son aspect si particulier. Elle avait quelque chose sur le bout de la langue, quelque chose d’important, quelque chose de…
— Pas la peine de faire cette tête, ils ne m’ont pas entendu. J’ai masqué ma présence dans la Force et avancé assez vite pour que…
— Ben, chut ! siffla-t-elle.
Elle agrémenta ses paroles de gestes qu’elle espérait fidèles à ses pensées : il avait complètement perdu la tête, ou quoi ? Déjà, il la laissait seule en territoire ennemi et il revenait ensuite en discutant, comme si de rien n’était ?
— Yaraa, tout va bien, tempéra-t-il. Je nous ai isolé, sur le plan sonore. Tant que nous chuchotons, ils ne peuvent pas nous entendre.
Ben avait sans doute raison, se raisonna-t-elle. Mais ces feuilles bleues, striées de jaune… pourquoi est-ce qu’elle ne parvenait pas à se rappeler de la propriété de ce type de plante ?
— Tu peux vraiment faire ça, avec la Force ? s’enquit-elle à voix basse, laissant de côté la botanique un instant.
— Pas longtemps. C’est coûteux, mais oui, concéda-t-il. Je te l’apprendrai, quand tu seras prête.
— Pourquoi pas maintenant ? Je pourrais peut-être t’aider, pour que tu te fatigues moins et…
— Hors de question, trancha-t-il. Tu as rendu ton repas quoi, quatre fois aujourd’hui ?
— Excuse-moi de ne pas avoir ton expérience auprès des cadavres, Ben. Je… pardon, je ne voulais pas, s’excusa-t-elle aussitôt. Je ne devrais jamais me servir de ce que tu as vécu, de la guerre et du reste. Mais tu vois où je veux en venir, ce…
Sans prévenir, le sol se déroba sous ses pieds. Un voile noir tomba devant ses paupières et Yaraa perdit l’équilibre. Elle cligna des yeux, surprise de ne pas être étalée sur le sol boueux. À quelques centimètres de son visage, Obi-Wan la contemplait d’un air inquiet.
— Et ça, Yaraa, qu’est-ce que c’est ?
Il la déposa doucement contre l’écorce rugueuse de l’arbre et s’accroupit en face d’elle, une main posée sous son menton pour l’empêcher de fuir son regard.
— Je… je crois que j’ai un peu trop puisé dans mes réserves pour te suivre, parvint à articuler la jeune femme.
— C’est possible.
— Ben ? Si tu veux me dire quelque chose, par pitié, fais-le. Quitte à ériger cette fichue bulle de silence, fais-en bon usage. Nous savons très bien tous les deux que ce genre de réponses expéditives signifie que tu as ta propre idée quant à l’explication que j’aurais dû te donner et que tu es déçu que d’autres mots soient sortis de ma bouche. Mais comme je n’ai aucune idée de la réponse que tu attends, je t’en conjure, précise le fond de ta pensée.
— Je… Je ne sais pas si j’ai le droit de te poser une telle question, hésita le Jedi, perdu dans la contemplation d’une racine.
— Quelle question ?
— Je ne sais pas exactement où nous en sommes tous les deux, ni ce que à quoi notre intimité partagée il y a peu m’autorise, mais…
— Quelle question, Ben ? insista-t-elle.
— Quand tu as eu ta heu, maladie, à l’auberge, commença-t-il en plantant enfin ses yeux dans les siens. J’ai cru que tu avais tes règles, mais ce n’était pas ça. J’ai reconstitué le fil des évènements ensuite ; tu n’as souffert d’aucune indisposition de ce type depuis notre départ de Tatooine. Ni dans le transport vers Alderaan ou Trandosha, ni lors de notre séjour chez Bail. J’imagine que ton dernier cycle remonte au moment où tu travaillais à la cantina de Bespine et… On ne peut pas dire qu’on ait été des plus prudents, tous les deux. Comme tu n’as jamais soulevé la question, je me suis dit que tu devais être équipée d’un implant contraceptif ou de quelque chose du genre mais… Je ne t’ai jamais posé la question non plus. Et maintenant, même si la fatigue, l’entraînement difficile auquel je te soumets et nos découvertes peu ragoutantes du jour peuvent tout expliquer, je ne peux m’empêcher de me demander si tes nausées et tes vertiges n’ont pas une autre origine.
Yaraa ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Par le sang de ses ancêtres, c’était maintenant qu’il s’inquiétait de l’absence totale de protection durant leurs ébats ? Elle, elle avait une excuse. Elle savait. Mais lui, cela ne lui traversait l’esprit que maintenant.
— Bon sang Yaraa, dis quelque chose, implora-t-il.
Il s’approcha encore un peu plus d’elle et pris sa main entre les siennes.
— Si j’avais su, jamais je ne t’aurais forcée à marcher à une telle cadence, ni même à dormir dehors de la sorte… Nom d’un bantha, je ne me suis jamais senti aussi bête. Pardonne-moi.
Un instant, elle considéra la possibilité de maintenir le doute, de le laisser croire le plus longtemps possible qu’elle portait bien son enfant. Pas que la perspective en soit l’enchante, elle n’y avait d’ailleurs jamais réfléchi avant sa visite chez le docteur chromé d’Alderaan, qui avait apporté une réponse abrupte aux questions qu’elle n’avait pas encore pris la peine de se poser. Rien de mieux que de découvrir que quelque chose vous était soudain impossible pour réévaluer toutes ses certitudes. Mais la tentation de laisser planer la possibilité d’une grossesse accidentelle ne devait rien à ses aspirations personnelles et tout à l’expression du Jedi. Il la couvait du regard, avec une inquiétude teintée de tendresse. Comme si elle ne lui avait pas brisé le cœur quelques jours plus tôt. Comme si tout était encore possible entre eux et qu’il n’attendait qu’un malencontreux évènement de ce genre pour lui offrir son cœur sur un plateau. Yaraa réalisa que c’était justement à cause de l’espoir qu’elle voyait renaître dans ses yeux qu’elle ne pouvait pas lui faire ça. Il devait savoir qu’elle ne serait jamais en mesure de lui offrir ce qu’il désirait.
— C’est vrai que tu aurais pu t’en préoccuper avant mais non, Obi-Wan, je ne suis pas enceinte. Rassure-toi. Je suis juste exténuée. Même si les antibiotiques ont fait effet, je crois que l’infection m’a bien secouée et oui, j’aurais sans doute dû te demander de calmer la cadence sur mon entraînement accéléré. Mais je sens que je progresse et nous avons peu de temps devant nous avant que les circonstances ne nous obligent à nous battre, donc… J’ai un peu tiré sur la corde. Mais je suis touchée que tu t’inquiètes pour moi. Sincèrement, c’est tout à ton honneur.
— Tu en es certaine ? insista-t-il, sans lâcher sa main ou détourner le regard.
— Certaine. Quand… quand le med-droïde m’a examinée, je lui ai demandé de vérifier si j’avais un implant ou subi une quelconque procédure au niveau du système reproductif, reprit-elle après une longue inspiration. Parce que depuis mon réveil, je n’ai pas eu mes règles une seule fois. On pouvait expliquer ça par le stress, le traumatisme du crash ou un contraceptif dont ma pauvre tête d’amnésique était incapable de se rappeler.
Elle secoua la tête.
— J’ai eu des relations sexuelles depuis ma sortie de comas et il n’était pas exclu que j’en ai à nouveau, pas forcément avec toi, hein, ajouta-t-elle en rougissant. Enfin, bien sûr que j’y ai pensé, mais je n’ai jamais eu de plan machiavélique ou quoi, j’ai même tout fait pour ne pas… bref, tu m’as comprise. Donc le med-droïde m’a fait un check-up complet à ce niveau, mais non. Rien de tout ce que j’avais imaginé. Je suis juste incapable de concevoir quoi que ce soit là-dedans. Mon utérus est bousillé, si tu préfères. D’après le droïde, il y a fort à parier que je n’ai jamais eu mes règles. J’ai fouillé mes souvenirs, enfin tous ceux qui me sont revenus et en effet, rien n’indique que la petite Rownica ait un jour eu la conversation fatidique avec sa mère ou sa chère tante. Tout ce dont j’ai réussi à me rappeler, c’était avant-hier soir, dans un rêve. Esther et maman discutaient de moi, dans mon dos. Je devais avoir treize ans, je crois. Elles disaient qu’à cet âge, elles avaient toutes les deux déjà connu leurs premières menstruations. Mais pas moi. Parce que je suis née défectueuse. Parce que la Magie, telle que nous sorcières la concevons, demande toujours un sacrifice en retour. Mon don, qui me permet parfois de communiquer avec les morts, m’a sans doute privée de celui de donner la vie. Donc même si j’apprécie ta sollicitude, tu te fais du souci pour rien. Aucun risque de ce côté. Terrain aride et balisé.
— Yaraa… murmura-t-il.
— Pas besoin d’en faire tout un plat, c’est comme ça. Tu ne pouvais pas savoir. Et je ne vais pas t’en vouloir de ne pas m’avoir crue assez sotte pour coucher avec toi sans la moindre précaution, j’aurais été vexée que tu me prennes pour une…
— Je ne te prends pas pour quoi que ce soit. Torts partagés, tu te rappelles ?
— Oui, sourit-elle faiblement.
Elle s’en rappelait très bien. De tout. Du tourbillon de nuits fiévreuses et d’étreintes apaisées. De sa peau contre la sienne. De son odeur. De chaque cicatrice sur son torse et ses bras, qu’elle traçait du bout des doigts sans oser tomber dans le cliché le plus total en lui demandant l’origine de chaque sillon plus clair sur sa peau. De sa façon de se mordre le poing et de ne pas la quitter des yeux un seul instant avant de jouir. Elle s’en souvenait mieux que de sa propre vie.
— Je ne sais pas de quelle façon tu te projetais sur ce sujet, mais quoi qu’il en soit, je suis désolé qu’on t’ait retiré ce choix, reprit-il avec douceur.
— Tu vois, quand je te disais qu’aucun avenir ne t’attendait avec moi, je ne parlais pas juste de mon caractère de Gamoréen. Je suis vide. Inutile. Bonne à rien.
— Que… Quoi ? Yaraa, je…
La sorcière écarquilla les yeux, comprenant qu’elle venait de prononcer à voix haute des réflexions que personne, et surtout pas lui, n’était censé entendre. Blast.
— Tu n’es pas bonne à rien. Tu n’es pas vide. Et tu n’es surtout pas inutile. Bon sang Yaraa, si tu savais à quel point tu m’as réveillé… J’étais en train de disparaître, enseveli sous le sable et les regrets. Je me laissais mourir à petit feu, tu comprends ? Tu ne peux pas avoir d’enfants, et alors ? Tu crois que c’est ça, ce que je veux ?
Obi-Wan se leva d’un seul élan, entrainant la sorcière avec lui. Il leva leurs mains jointes à hauteur de leurs visages et continua, sans lui laisser le temps de répondre :
— Je ne sais pas moi-même ce que je veux. Mais s’il y a la moindre chance pour que nos futurs soient joints, je…
Avant qu’Obi-Wan ne puisse terminer sa phrase, trois silhouettes sautèrent de l’arbre sous lequel le Jedi et la sorcière se cachaient. Une masse informe fondit sur eux. Le soufflé coupé, Yaraa et se plia en deux, fauchée sous le poids de ce que l’on venait de balancer sur eux. Elle leva les yeux vers Obi-Wan qui, lui aussi écrasé sous le quadrillage épais d’un filet électromagnétique, lui rendait un regard où brillait une lueur d’incompréhension.
La bulle. Cette satanée bulle a volé en éclat et aucun de nous a été fichu de le remarquer, comprit la jeune femme. Elle avait oublié le groupe de chasseur Trandoshans, et tout portait à croire que le si sage et prévoyant Obi-Wan Kenobi en avait fait de même. Par sa faute.
— C’est bon les gars, on les tient ! hurla une voix gutturale. Allumez-les avant qu’il ne se sauvent !
Le rayon paralysant de deux blaster la frappèrent au moment où les décharges électriques du filet fusèrent. La dernière chose qu’elle vit avant de perdre connaissance fut les feuilles de la fougère dont était sorti Ben. Du bleu strié de jaune.
Bleu, plante hallucinogène, se récita-t-elle en dérivant vers l’inconscience. Rayures jaunes : indique une espèce extrêmement rare, utilisées par les natifs de Trandosha pour confectionner des sérums de vérité. Se tenir prêt d’un bosquet et en humer l’air rend sensible à ses effets, dans une moindre mesure. Le sujet sera alors pris d’une irrésistible envie de se confier, au risque d’en oublier son environnement, voir ce qui l’a mené dans la forêt de prime abord.
Hello hello ! ♥
Trop contente de vous retrouver pour ce chapitre, qui est sans doute un de mes préférés de ce tome. La condition médicale de Yaraa est une certitude pour moi depuis le début, mais je gardais ça sous le coude pour un instant vraiment important, un moment de vérité crucial et... aux conséquences pas forcément très heureuse.
Hâte d'avoir vos retours et rdv mercredi prochain pour la suite !