Chapitre 17
Espoir
En arrivant au pied des collines, ils n’avaient pas encore échangé un mot, leur pensée restant comme étouffée par la folie de leur fuite. Ils trouvèrent le petit chemin de terre qui permettait de franchir les pentes raides à travers la forêt. Un instant, ils s’émerveillèrent de la splendeur de cet univers empli de couleurs, de formes et de vies étranges et inconnues, qui leur avait toujours été refusé. Sur le premier arbre qu’ils virent, un tooka agrippé à une branche les regardait fixement de ses yeux orange arrondis comme des assiettes. Shmi ne put s’empêcher de sourire.
- Tu sais qu’un jour Lorya m’a dit que tu étais doux comme un tooka ?
Mitch se mit à rire, et son rire entraina Shmi avec lui. En quelques instant, ils ne purent plus s’arrêter, et leur fou-rire dissipa la tension qui les raidissait depuis leur départ pour faire place à la joie qu’ils avaient d’être ensemble et de partager la folie de leur jeunesse.
- Pourquoi elle t’a dit ça ?
- C’était avant, au début, tu me faisais tellement peur… J’étais tellement impressionnée, je te voyais deux fois plus grand, dix fois plus fort, je te trouvais terrifiant.
- Je suis pourtant pas un Gamorréen !
- Non, mais… je venais d’arriver, je n’avais que seize ans, j’avais peur de tout…
Mitch ne cessait pas de sourire, et des éclats de rire s’échappaient de sa voix.
- Quand je t’ai vu arriver, je me suis demandé qu’est-ce qui avait pu passer par la tête des contremaitres pour laisser une petite fille travailler à l’atelier. Chaque jour, j’étais prêt à te ramasser à la petite cuillère d’un moment à l’autre, mais le soir, tu étais toujours debout, pas bien vaillante mais debout. J’avais jamais vu ça.
- Ça n’a pas duré très longtemps… après tu m’as aidé.
- Franchement, j’ai hésité. Je me disais que si je te laissais t’effondrer pour de bon, ils finiraient par te changer d’atelier, ou te revendre, et que ça te rendrait bien plus service. Ça me faisait de la peine de te voir comme ça.
- Pourquoi tu m’as aidé alors ?
- J’aimais bien t’avoir à côté de moi. Ça m’aidait à me rappeler que dans ce monde de fou, il n’y a pas que des maitres et des brutes.
- Il y a aussi des petites choses fragiles et stupides…
- Non, t’es pas comme ça… t’es petite, mais… tu vois, tu es comme les pierres de feu de la mine, quand on les voit, c’est comme des poussières ou des petits cailloux dorés et on ne pourrait jamais s’imaginer qu’elles peuvent faire décoller un vaisseau.
- Où faire exploser tout un complexe minier…
- Oui, enfin, celle qu’ils ont heurté ce jour-là était vraiment énorme… toi, tu es comme les petites pierres, petite et magique.
Mitch regardait le ciel, semblait se perdre dans ses souvenirs.
- Et puis il y a eu ce soir, à la veillée… ça faisait très longtemps que je n’étais pas descendu. J’avais oublié qu’on était dans le même immeuble. Je t’ai vu danser, et rire, et t’amuser, alors qu’on avait eu une journée si longue. Je t’ai trouvé si jolie, je pouvais plus m’arrêter de te regarder… C’est idiot, ça m’a rendu timide. Après au travail je n’osais même plus me tourner vers toi. C’est idiot… il a fallu que je te voie tomber d’épuisement pour que je me décide à réagir.
Shmi ne put s’empêcher de sourire au souvenir de ces jours où, le voyant si fermé, si distant, elle avait eu si peur de lui. Elle souriait en baissant les yeux, brusquement troublée de rencontrer le regard qu’il posait sur elle, ce regard qui la voyait si jolie…
Plus heureux que jamais, ils amorçaient une longue ascension parmi les arbres dont le couvert s’émaillait de la lumière du matin. Chaque pas leur était une joie plus grande. Marcher ainsi main dans la main entre les hauts arbres, les buissons, les fougères et les fleurs leur dévoilait un peu de la vie dont ils commençaient à rêver, une vie sans usine, sans mur de béton, sans mine, sans atelier, sans chaines, une vie où ils pourraient regarder inlassablement le ciel et l’horizon sans rencontrer d’obstacle, une vie où ils pourraient découvrir tout ce qui leur était interdit jusqu’alors, la beauté des forêts, l’eau des ruisseaux, le chant des loory, le scintillement des étoiles, la grâce d’être ensemble.
Arrivés à mi-hauteur de la colline, ils s’assirent un moment sur un tronc d’arbre mort pour reprendre leur souffle. De là, ils pouvaient contempler Creekpath et les quartiers ouvriers ceinturant le complexe industriel. Sous la colonne de fumée qui s’en élevait en permanence, ils pouvaient repérer le site principal et ses excroissances, et imaginer leur immeuble tout proche.
- Tu crois que ça va nous manquer ? L’immeuble, nos amis, la veillée…
- L’Ancien va me manquer… c’est lui qui m’a accueilli quand je suis arrivé. Il m’a appris à lire. Et j’aimais ses histoires. Et tes amies ?
- Elles me manquent déjà. Mais je préfère ne pas y penser. Ce qu’on fait c’est plus important.
Elle se tut pour réfléchir un moment. Ils fuyaient pour sauver leur vie, pour sauver Mitch de la mine et des coups d’électro-fouet, pour être ensemble. Et déjà, la portée de son geste fou la dépassait complètement.
- Mitch, quand tu es venu me voir, quand j’étais malade, pourquoi tu n’es pas venu pendant un congé décimal ? ça t’aurait évité… ce qui t’est arrivé…
- C’est ce que j’ai fait. Mais je suis restée avec toi plus longtemps que prévu.
- Combien de temps ?
- La journée et la nuit, parce que Myriana m’a demandé de rester en voyant qu’avec moi tu ne toussais presque plus. Et le matin, tu dormais, et je ne voulais pas te réveiller, alors je n’ai pas bougé. J’ai manqué une journée de travail. Une décime de cachot, trois coups par jour. Le contremaitre a eu la main un peu lourde.
Ressentant avec acuité ce que cette liberté avait couté à Mitch, Shmi prit son courage à deux mains pour lui parler de ce qui l’interrogeait depuis si longtemps.
- Tu te rappelles quand tu me disais que tu avais peur de ne pas me mériter ? Maintenant je crois que tu me mérite non ?
- Non, pas comme ça. C’est pas comme un trophée qu’on gagne après un exploit. C’est comme… l’amitié, la confiance, ça se mérite. Pas en faisant des choses extraordinaires, mais en étant honnête, bienveillant, attentif pour chercher ce qu’on peut faire pour l’autre, tous les jours.
- Toi c’est ce que tu fais tout le temps pour moi, pourquoi tu as peur de ne pas mériter ?
- Parce que ce n’est pas ton amitié que je veux mériter. C’est ton amour.
Shmi sentit son cœur grandir d’un coup, au point de se sentir à l’étroit dans la cage de ses côtes. Elle se taisait, et aurait voulu que l’univers entier, les oiseaux, le vent, et même son souffle et les battements de son cœur qui vibraient jusque dans ses tempes se taisent à leur tour pour mieux laisser résonner en elle les mots les plus importants qu’elle avait jamais entendu.
- Et pour ça, il faut que je sois chaque jour à la hauteur de quelqu’un comme toi, qui est fragile, mais qui te bat sans arrêt pour exister, pour être heureuse, pour profiter de la vie, pour défier les règles qu’on t'impose.
- Tu crois vraiment que je suis comme ça ?
- Oui. La fatigue, le travail, ça ne t’a jamais empêché de te faire des amies, de t’amuser, de rire, de danser. Et tu n’as pas eu peur de laisser ton travail pour m’apporter de l’eau, et en donner aux autres, malgré ce qu’auraient pu faire les contremaitres. Tu n’as pas eu peur de m’entrainer loin, juste pour parler, tu n’as pas eu peur de venir me trouver à la mine, et de t’enfuir, et de m’entrainer avec toi… tu n’as pas peur de te battre pour te faire une place ici, alors que moi, la seule raison pour laquelle je suis arrivé à l’usine, c’est que je ne voulais plus me battre, je voulais juste disparaitre. Jusqu’à ce que tu sois là. C’est pour ça que j’ai peur de ne pas mériter ton amour.
Elle resta un instant en silence pour mesurer le poids des mots qu’elle recevait, et pour choisir les siens.
- Tu sais Mitch, sans toi je ne serais pas devenue ce que je suis. Je le sais. Peut-être que je ne sais pas encore vraiment qui tu es. Ni qui je suis. Mais je sais ce que je te dois. Et je sais que je t’aime.
Il la regardait, et ses yeux étaient comme un océan de joie.
Ils arrivèrent en haut de la colline au bout de plusieurs heures de marche. En voyant loin derrière eux la vieille cité minière et devant eux la grande ville remplie de promesses, ils s’embrassèrent, éperdus d’amour et de joie, et dévalèrent la colline avec toute l’ardeur et la folie de leur jeunesse.