Retrouve moi sous les fleurs de l'arbre Uneti
Chapitre 4
Sareees City, quartier des mineurs, 14ème rue, bloc 6, couloir 11, chambre 1138
La présence toujours ouverte dans sa nuit, la forme qu’avait pris son cœur, c’était elle. Il avait cru l’oublier, et sans qu’il comprenne comment, au son de sa voix, cet infime souvenir lui avait sauté à la gorge, l’avait saisi pour ne plus le lâcher.
Vivant seul depuis l’aube de sa vie, il avait existé sans autre lien que celui d’un esclave à des maitres qui changeaient au gré de la folie des hommes.
Trainé des années durant d’un bout à l’autre de la galaxie, il avait connu plus de différents systèmes que d’amis, plus de planètes que d’appuis. Libéré par un maitre plus généreux que les autres, affranchi mais toujours écrasé par son destin, il avait cherché une cachette, un trou, un coffre où il ne souhaitait plus qu’enfermer la fatalité de sa vie.
Il avait songé à se tuer, cent fois. Mais jamais il n’avait su s’y résoudre, et sans qu’il s’en rende compte, un creux s’était formé dans sa solitude, un creux qui avait la forme d’une présence, une présence qui avait eu un rire, et un regard.
Des années plus tôt, il avait échoué sur Tirsa. Avec trente autres ouvriers agricoles il s’acharnait à faucher les champs de riches propriétaires. Lui et ses compagnons transpiraient sous un soleil de plomb qui tannait leur peau, écorchaient leurs mains aux manches des outils, travaillant sans arrêt jusqu’au soir, passant chaque jour d'un champ à l’autre, moissonnant ainsi toute une région, au rythme des coups de sifflets du contremaitre. Il aurait pu oublier ces longs mois de labeur sans étoile.
Mais ce jour-là, le gesticulant contremaitre n’était pas là, et ce ne fut pas son strident coup de sifflet qui mit fin au labeur des ouvriers, mais le rire argentin de trois jeunes filles lancées au galop sur le dos d’orbaks blanc comme la neige.
Elles riaient à gorge déployée, ivres de vitesse, dans toute l’insolence de leur noblesse, dans toute l’insouciance de leur jeunesse.
S’arrêtant près des ouvriers, elles leur lancèrent une outre d’eau et des sacs de provisions. L’ainée cria à l’adresse des esclaves :
- Buvez à notre santé !
Ses deux sœurs éclatèrent à nouveau de rire. Elles descendirent de leur monture pour s’assoir sous l’arbre uneti en fleur dont l’ombre offrait un havre de fraicheur au milieu de la fournaise. Sans cesser de rire et de plaisanter, elles sortirent d’un panier assez de friandises pour nourrir tous les ouvriers, et commencèrent avec ostentation à se délecter de leur gouter champêtre.
Les ouvrier posèrent leurs outils et se regroupèrent, restant debout pour ne pas casser l’énergie du travail. Les outres et les sacs de ravitaillement passèrent de l’un à l’autre, dans le silence. Les regards ne pouvaient s’empêcher de guigner vers les trois jeunes filles, les sucreries, les sorbets, les dragées et les sirops qu’elles avalaient avec gourmandises et l’ombre qu’elles leur avaient volé.
Reddeck se laissa les observer un instant. Toutes trois brunes, les yeux sombres, les pommettes hautes, les lèvres roses, la peau claire des jeunes aristocrates, toute en finesse et en légèreté, vêtue de longs voilages ornés de broderies, le cou et les poignets parés d’étroits bijoux d’argent, rien ne les distinguait les unes des autres. Elles croquaient leurs confiseries avec autant d’appétit que de distinction.
Un cri retenti de l’autre bout du champ.
- Dyana ! Layana ! Shana ! Revenez ! Votre mère vous attend !
Les trois filles éclatèrent à nouveau de rire, engloutirent les restes de leur collation, remontèrent sur leurs orbaks et sans un regard pour les ouvriers, se lancèrent au galop pour rejoindre leur gouvernante.
Les ouvriers reprirent leur travail.
Le soir venu, harassé par leur journée de travail, après une brève veillée autour du feu, ils se couchèrent, enroulés dans des couvertures d’écurie, à l’abri d’un tarp en toile tendu sur deux piquets.
Comme chaque nuit, le sommeil tardait à venir pour Reddeck. Il contemplait les étoiles, anxieux, rempli de crainte, ne pouvant s’empêcher de se demander de laquelle d’entre elle viendrait sa mort.
Il ne comprit qu’il s’était endormi que lorsqu’un frisson près de lui l’éveilla. Un bruit qui n’était ni celui du vent dans les herbes, ni celui des insectes ou des oiseaux nocturnes. Il se redressa et la vit, débout, tenant un grand sac, sous les fleurs de l’arbre uneti.
Dès qu’elle le vit se redresser elle s’avança vers lui et s’agenouilla tout près de lui. Il sentait son genou contre son pied droit. Et sa main qui l’effleurait insensiblement. Elle lui tendit le sac.
- Tiens, prends-le, donnes-en à tous les autres. Mes sœurs et moi nous n’avons pas été très gentilles cet après-midi. Je voulais me faire pardonner.
Ils se regardèrent un instant. Il n’aurait pas su dire laquelle des trois filles se tenait là. Mais l’instant d’après, il sut qu’il la reconnaitrait toujours entre ses sœurs, entre toutes les filles de la galaxie. Il porterait toujours en lui l’arc de ces sourcils, les étincelles d'or de ses yeux sombres, le charme discret de ce grain de beauté au coin de son œil gauche, la courbe de ses joues, l’harmonie de ses traits, la finesse de ses cheveux, la ligne gracieuse de son épaule, l’éclat de sa peau, la douceur de sa voix, la forme de sa présence.
Elle posa le sac à ses pieds, ne lui laissa pas le temps de répondre et enfourcha son orbak pour disparaitre dans la nuit.
Il ne put retrouver le sommeil. Au matin, le sac remplit de brioches fut rapidement vidé et les ouvrier changèrent de champ, puis de propriétaire et le travail repris, monotone, sans relâche jusqu’à la fin des moissons.
Il ne la revit pas. Puis il fut à nouveau vendu et quitta Tirsa.
Seul lui restait de cette rencontre que quelques mots trouvés au fond du sac, quelques mots qu’il ne pouvait pas lire, et une fleur de l’arbre Uneti qui séchait dans le pli du papier.