Allez, je me lance pour le deuxième texte.
Mémoires d'un spécialiste
"Loin de nous les héros sans humanité !" - Bossuet
[justify]Je me sens las. Mes articulations me font souffrir depuis quelques temps, surtout lorsqu'il pleut. "C'est l'âge", m'a répondu tout à l'heure avec indulgence mon adorable épouse en lissant ses longs cheveux blancs à l'aide d'une brosse. Il est vrai que pour un Céréen, soixante-dix ans devient un âge respectable que beaucoup n'atteignent pas.
Enfin, aujourd'hui le ciel est bleu et la guerre est loin. La guerre, celle qui a déchiré la galaxie à maintes reprises depuis quelques décennies… combien de temps la paix durera-t-elle ? Je regarde la rivière s'écouler nonchalamment au bout de la pelouse du jardin et cette vision m'apaise. Notre planète qui a tant souffert reprend sa vie harmonieuse d'antan.
Je reviens à mon bureau et me laisse tomber dans mon confortable fauteuil en soupirant. Le temps a passé trop vite ! Tiens, on sonne à la porte d'entrée ? J'entends les pas de celle qui est mon épouse depuis cinquante ans puis des voix et enfin la porte qui se referme. On frappe à mon bureau.
— Entrez, répondé-je.
C'est Kura-Ka, ma femme qui entre tenant par la main Del-Mal-Bin mon arrière-petit-fils, un joli petit Céréen de huit ans, éveillé et curieux des choses. Il me ressemble. Le voici qui accourt vers moi les bras grands ouverts avant de se jeter dans les miens faisant reculer mon fauteuil de plusieurs centimètres.
— Papou! crie-t-il avec enthousiasme en m'embrassant affectueusement.
— Tiens compagnie à ton petit-petit-fils, me lance Kura-Ka avec un clin d'œil complice, je pars faire des courses. Raconte-lui tes histoires de spécialiste, moi je les connais par cœur.
Un moment plus tard, nous voici au bord de la rivière, assis sur un vieux ponton de bois qui accuse autant son âge que moi. Del-Mal-Bin balance ses jambes nues en projetant de l'eau du bout des pieds.
— Dis papou, tu me racontes les gens ?
— Les gens ?
— Oui, tu sais, les gens qui venaient te voir quand tu étais un grand spécialiste.
Comme je fais semblant de ne pas comprendre, il me tire plusieurs fois par la manche et prend cette mine suppliante surmontée de ses deux grands yeux implorants, qui me fait toujours craquer.
— Allez, papou, tu sais très bien ce que je veux dire… Dis, t'en as rencontré des grands héros de toutes ces guerres ?
Je soupire exagérément, exprès puis finis par lui sourire avec indulgence.
— Nous sommes tous les héros de quelqu'un tu sais. Moi, je suis le héros de mamou.
— Oui, mais je veux parler des grands héros, ceux qui comptent pour la galaxie.
Faisant semblant de chercher bien loin des souvenirs qui au fond de moi sont toujours vivaces, je prends une grande inspiration.
— Des héros non, je ne crois pas. Des personnes ordinaires sans doute…
— Ça fait rien, papou, raconte… n'importe quoi mais raconte.
Je lui frotte les cheveux de ma main décharnée et légèrement tremblante. Il se rapproche de moi et pose sa tête contre mon épaule. Et ce simple contact suffit pour me submerger de bonheur.
Des souvenirs me reviennent à la mémoire. J'exerçais alors dans un vaste complexe balnéaire spatial, quelque part dans le noyau central. Les gens préféraient visiblement venir me voir dans ces lieux plutôt que sur une planète, souvent en butte avec la guerre. République ou Empire, s'il y a toujours quelque chose de respecté, c'est le tourisme. Et cette station était une sorte de sanctuaire pour touristes de la haute société, républicaine ou impériale.
— Il y a bien eu un jour ce jeune homme… je m'en souviens parce qu'il était en tenue de pilote, orange et blanche avec un casque sous le bras.
— Un pilote ? Raconte papou.
— Il semblait fatigué, un peu comme moi aujourd'hui, las… je lui avais à peine désigné le fauteuil et le divan qu'il s'est laissé choir dans ce dernier comme s'il portait tout le poids de la galaxie sur ses épaules. Je me rappelle qu'il a laissé tomber son casque par terre et a fermé spontanément les yeux.
**
— Voulez-vous que je mette un petit fond sonore, proposai-je.
— Non, me répondit-il, j'aime le silence, il est propice à la méditation… je médite beaucoup.
J'attrapai mon vieux carnet et une pointe pour prendre des notes :
Médite beaucoup… — C'est bien, acquiesçai-je, la méditation apporte beaucoup à l'esprit et à l'équilibre du corps.
— C'est un petit être vert qui me l'a enseigné…
— Un petit être vert, répétai-je un peu étonné. Un ami actuel ?
— Oui… enfin non… il n'est plus.
— Il est mort ?
— Je suppose… en fait, il a disparu… devant mes yeux. L'instant d'avant il était là et semblait dormir et l'instant d'après il n'y était plus.
Imagination fertile ? Hallucinations ? — Mais je le revois encore, reprit-il, il m'apparaît de temps en temps.
Je soulignai deux fois le mot
hallucinations sur mon carnet.
— Oui, oui, fis-je pensivement, et vous voyez d'autres personnes autour de vous ou seulement lui ?
Les yeux toujours fermés, il répondait d'une calme et apaisée.
— Non, il y a aussi Ben qui vient me voir de temps en temps.
— Un autre ami ?
— Oui, mon ami Ben. C'est lui qui m'a appris que j'étais amoureux de ma sœur.
Je maîtrisais un haussement de sourcils lié à mon étonnement… haussement que, de toute façon, le jeune homme n'aurait pu voir.
— Ah, vous êtes amoureux de votre sœur ? Mais… dans un sens fraternel j'imagine ?
— Elle m'a embrassé sur la bouche.
— Ah… et vos relations ont-elles été plus… loin ? Avez-vous par exemple fait l'amour avec elle ?
Le jeune homme se tut un instant. Je distinguais à peine les mouvements de sa respiration.
— Non, reprit-il, j'avais pourtant rêvé d'elle, de son corps, de ses…
Il s'arrêta, visiblement embarrassé, et bougea pour la première fois depuis qu'il s'était allongé. Avec les mains il décrivit dans l'air une rotondité toute évocatrice.
— Je vois, fis-je…
Sentiment maternel refoulé ? notai-je sur mon carnet,
complexe d'Œdipe ? — Parlez-moi de votre mère, proposai-je alors.
— Ma mère… je n'ai pas connu ma mère.
C'est donc ça, pensai-je intérieurement.
— C'est un fait important, fis-je à voix haute, cela pourrait expliquer cette… attirance que vous avez pour votre sœur. Un célèbre spécialiste, le docteur Dal'Freud l'a très bien expliqué. L'enfant a besoin de sa mère comme premier objet d'amour et de désir. Vous en avez été frustré et votre sœur vous rapprochant de cette mère inconnue de vous, vous avez reporté sur elle ce désir refoulé. Vous avez une petite amie ?
— Non, j'avais juste cette fille… mais voilà que c'est ma sœur, du coup… c'est l'inceste assuré si je persévère… d'autant qu'il y a un autre mec sur le coup.
Il grimaça légèrement à cette pensée. Je le notai :
rivalité amoureuse.— Puisque vous avez conscience de cette barrière entre votre sœur et vous, ce n'est pas trop grave, vous avez déjà fait la part des choses, donc une bonne partie du chemin sur la voie de l'équilibre affectif. Mais il manque une pièce à ce puzzle… vous ne m'avez pas parlé de votre père… vous ne l'avez pas connu lui non plus ?
— Si… mais j'ai dû le tuer…
Je souris avec indulgence.
— On a tous besoin de tuer notre père selon ce cher Dal'Freud, cette étape est indispensable dans l'épanouissement personnel. Bien entendu, je parle symboliquement, éliminer le père nous permet de prendre sa place pour pouvoir devenir adulte et père à notre tour.
— J'ai tué mon père avec ça.
Il me montra un objet oblong, plutôt cylindrique, qui se trouvait dans une de ses poches. Je souris de nouveau.
— C'est le parfait symbole de la virilité, avançai-je. Je suppose que cet objet représente votre... force ?
— Oui, c'est cela même… il faut d'ailleurs de la Force pour s'en servir.
— À ce point ?
J'hochai la tête complaisamment. Finalement, le complexe d'Œdipe était peut-être plus grand chez ce garçon que je ne l'avais pensé de prime abord.
— Enfin, reprit-il, pas complètement avec ça… je lui ai juste tranché la main… d'ailleurs ce n'était pas sa vraie main, quelqu'un la lui avait déjà tranchée une première fois… mais lui, il a bien tranché la mienne… un peu avant… enfin, ce n'est pas grave, quand je l'ai tué, ce n'était pas vraiment lui… je veux dire mon vrai père… ce n'est que maintenant quand il m'apparaît que c'est mon vrai père… je veux dire, celui d'avant…
Il m'avait débité cette tirade d'un seul coup, puis il s'arrêta. Je rajoutai sur mon carnet :
Confusion mentale. Je redressai le torse et me calai dans le fond de mon fauteuil.
— Bien, tout cela est très bien… je pense que nous avons fait un premier pas. Il faut que nous nous revoyions sous peu… voyons…
J'attrapai mon carnet de rendez-vous.
— Que diriez-vous de la semaine prochaine ?
**
Del-Mal-Bin me regarde de ses si grands yeux et balance de plus belle ses pieds dans l'eau de la rivière.
— Il était malade le jeune homme, papou ?
— Il avait sûrement du mal à gérer ses problèmes. Je me souviens d'un autre cas intéressant. Quelqu'un d'extravagant, raide sur ses jambes, des yeux ronds, brillants. Il est entré dans mon bureau en regardant partout autour de lui en me disant :
**
— Quelle superbe décoration néo-moderne vous avez-là messire… d'un esthétisme parfait et d'un équilibre sûr. On sent parfaitement que vous avez respecté les lignes d'énergie positive qui équilibrent notre univers tout entier. Regardez-moi cette sculpture ésotérique, je suis certain qu'il n'y a que peu de personnes dans la galaxie en mesure d'en discerner le sens… je dirais, un point trois-cent trente deux pour cent…
Au bout de trois longues minutes d'un monologue ininterrompu, je profitai d'une pause qu'il fit pour l'inviter d'un geste à s'asseoir ou à s'allonger. Il préféra s'asseoir dans le fauteuil en face du mien.
— Voyez-vous messire docteur… vous préférez que je vous appelle messire ou docteur ? À moins que messire docteur soit de mise… voyez-vous je parle couramment plus de six millions de formes de communication et le protocole est ma première nature mais je ne me suis jamais adressé à un spécialiste comme vous… spécialiste de renommée galactique cela va de soi… c'est d'ailleurs pour cela que je suis venu vous trouver… je me suis dit, s'il y a un seul spécialiste à aller voir, c'est lui… savez-vous ce qu'il y a de bien chez vous ? c'est que vous savez écouter les autres. Les gens n'écoutent jamais assez ce qu'on a besoin de leur dire… prenez, moi par exemple, j'ai l'impression qu'on ne m'écoute pas… combien de fois on m'a bâillonné la bouche d'une main pour m'interrompre grossièrement alors que je formulais des remarques hautement constructives sur les événements en cours ! Mais non, ce que je dis n'intéresse personne. Prenez mon coéquipier, mon ami devrais-je dire tant j'ai de l'affection pour lui… en fait entre lui et moi c'est à la vie à la mort… nous sommes inséparables. On ne peut imaginer l'un sans l'autre, nous formons une équipe, un tandem… que dis-je un tandem… un couple ! Oui c'est cela, un couple ! Eh bien, savez-vous combien c'est difficile d'assumer quand on ne prend jamais en compte ce que vous dites, ce que vous faites ? Je subis son influence… perpétuellement… c'est assez terrible, messire docteur, ce sentiment que j'ai de ne plus exister à l'ombre de mon ami… de sentir cet irrésistible ascendant qu'il exerce impitoyablement sur moi… j'ai l'impression de n'être plus rien, plus personne, d'avoir été effacé de l'ordre des choses…
J'avais compris depuis longtemps que ce n'était pas le besoin de respirer qui me ménagerait une pause dans son discours… pause indispensable pour que je reprenne la parole sans avoir l'air à mon tour de le couper grossièrement. J'attendis donc patiemment près de vingt minutes qu'il daigne arrêter son flot verbal en essayant de ne pas m'endormir dans mon fauteuil, la tête sur mes mains, les yeux clos comme si j'intériorisais ce que ce droïde me racontait. Bercé malgré tout par son verbiage volubile, j'allais plonger dans le sommeil, lorsque subitement, il s'arrêta. Un long silence s'ensuivit. Il me fixa de ses yeux ronds et hocha plusieurs fois la tête de droite et de gauche comme s'il attendait un verdict de ma part.
J'inspirai profondément pour me remettre les idées en place avant de prendre la parole pour la première fois depuis qu'il avait pénétré dans mon bureau.
— Bien, dis-je, c'est fort intéressant… et si nous prenions rendez-vous pour un prochain entretien afin de faire un peu le point sur tout cela ?
**
Mon arrière-petit-fils m'interroge du regard et je sais déjà ce qu'il va me dire.
— Et c'est tout ? Tu n'as rien dit de plus ? Il est parti comme ça ?
— J'ai eu peur que si je le questionne, il se remette à parler vingt minutes de plus… alors, je me suis dis qu'espacer les séances étaient une bonne idée… pour lui… comme pour moi, histoire de conserver ma santé mentale ! Et avant que tu ne me relances, j'ai eu un grand timide une fois.
— Un grand timide ?
— Oui, un charmant et bel homme, si je m'en réfère aux critères féminins sur la gent masculine. Je le revois encore, les cheveux mi-longs, ondulant légèrement, un peu décoiffé, avec un sourire maladroit aux lèvres. Il portait une veste sans manche sur sa chemise blanche… il avait un peu une dégaine de voyou mal assurée et quand j'ai ouvert la salle d'attente, il s'est levé en regardant ses pieds. Je l'ai fait entrer et il a préféré s'allonger sur le divan.
**
— Voyez-vous, expliqua-t-il comme je l'invitais à me raconter ce qui l'amenait vers moi, je voudrais être moi, mais je n'y arrive pas.
— Intéressant, répondis-je en notant :
introverti, timidité, psychopathe ? trouble de la personnalité ? — Le problème, c'est que j'ai une réputation à tenir, continua-t-il. Je suis contrebandier de profession. Comment puis-je être crédible si je n'assure pas ?
— C'est certain.
— Alors, je suis obligé d'avoir une dégaine que je n'aime pas du tout… rouler des mécaniques, c'est pas moi… la bagarre, les roublardises… pas moi non plus. je suis tout le contraire. Discret, posé, pacifique… j'aime me promener dans les champs en fleurs au printemps sur Corellia, au bord d'un lac, à sentir la brise tiède me caresser la peau et à humer les parfums enivrants…
Soudain il se mit à déclamer :
—
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, doux comme les hautbois, verts comme les prairies, et d'autres, corrompus, riches et triomphants, ayant l'expansion des choses infinies, comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens qui chantent les transports de l'esprit et des sens ! — J'aime beaucoup, c'est très joli.
— Vous aimez ? J'en suis ravi, voyez-vous, ces vers me ressemblent tellement.
J'opinai du chef.
— D'où ce sentiment que vous avez que votre vie n'est pas celle que vous souhaiteriez avoir… l'impression que celui que vous êtes dans cette vie n'est pas celui qui vit dans votre intérieur ?
— Oui docteur, vous me comprenez ! Tenez, c'est comme avec les filles, voyez, je suis beau gosse…
Il désigna sa poitrine des deux mains avant de se lisser les cheveux en arrière.
— Cette image de beau gosse me colle à la peau… les filles me collent aux basques, j'entre dans une cantina et paf, y'en a toujours deux ou trois qui veulent me payer un verre… et plus si affinité ! Moi ça me démolit un truc pareil. Ce que je voudrais, c'est une fille qui m'aime pour ce que je suis au fin fond de moi-même !
— Une belle princesse amoureuse de son prince charmant ?
— Tout à fait, docteur… quoique une princesse et un pauvre contrebandier minable… ça risque ne pas le faire.
Il s'assombrit. Il fallait que je lui remonte le moral.
— Non, protestai-je, vous et une jolie princesse, en fait, je le vois tout à fait !
Ses yeux brillèrent quand il les leva vers moi, comme ragaillardi par mes propos.
— C'est vrai ? Vous le pensez vraiment ? Une princesse et moi ?
— Évidemment ! Elle vous aimera pour ce que vous êtes et non pour ce que vous paraissez être, j'en suis certain !
— Merci docteur, je me sens déjà mieux !
**
Un peu rêveur, je caresse la joue de Del-Mal-Bin.
— Je me demande s'il a fini par trouver sa princesse ? fais-je tout haut.
— J'en suis certain, répond gentiment le petit. Et des vieux ? T'en a déjà eu des vieux ?
— D'abord on ne dit pas vieux, on dit personnes âgées. Ensuite… oui, il m'en souvient d'un… un vieux, comme tu dis, mystérieux…
Del-Mal-Bin émet un petit rire.
— C'est toujours mystérieux les vieux !
— Il était vêtu tout de noir, avec une cape ou un truc semblable et une capuche qui couvrait sa tête et son visage presque entièrement. On ne voyait que deux yeux rouges qui sortaient de l'obscurité de cette capuche.
— Brrr, fait le petit en se blottissant contre moi.
Satisfait de mon effet théâtral, je poursuis :
— Il s'est avancé dans le bureau lentement en regardant plusieurs fois en arrière. J'ai de suite pensé qu'il souffrait de paranoïa aiguë. Il a modifié l'orientation du fauteuil réservé aux visiteurs pour tourner le dos à un angle de mur et, observai-je, tenir à la fois la fenêtre et les portes donnant sur le bureau dans son champ de vision.
**
— Il n'y a personne pour bien me servir correctement, commença-t-il sans ambages. Je suis seul dans cette galaxie, tout seul… seul contre tous. Pourtant je ne veux que leur bien. J'aime l'ordre et la sécurité ! Est-ce un mal docteur ?
Pendant que j'inscrivais le mot
paranoïaque sur mon carnet, je répondis :
— Non, l'ordre est nécessaire pour ordonnancer les choses. La nature elle-même est ordonnée, elle n'est pas anarchique comme certains aiment à le penser. Quant à la sécurité, qui d'entre nous se complairait à vivre dans l'insécurité ?
J'essayai d'entrapercevoir ses traits dans l'ombre de son vêtement. Je notai une main vieille et décharnée qui sortait d'une de ses amples manches et parvint avec un peu d'effort à distinguer un visage ridé, creusé par le poids de trop nombreuses années. L'homme était visiblement très vieux. À le voir si mal habillé, moi qui en général recevait du "beau monde", de cette société qui pouvait se payer un séjour dans cette station balnéaire spatiale de luxe, j'en déduisis qu'il venait d'un milieu défavorisé. Puis je pensai aussitôt que quelqu'un avait dû subvenir à son déplacement jusqu'à moi. Ce n'eût pas été son apparence si tragique, si effrayante, que je l'aurais pris en pitié. Pauvre vieil homme !
Sans cesser de jeter des coups d'œil méfiants sur les accès à la pièce, il continua.
— Je suis entouré d'incapables. La première étoile a explosé à cause de leur incompétence à tous.
— La première étoile ?
— Oui, le symbole de ma puissance absolue. Celle qui m'aurait permis de gagner la galaxie toute entière.
Et là j'écrivis discrètement :
mégalomanie !— Mais évidemment, on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même. Aussi, pour la seconde, je me déplacerai en personne. On verra alors s'ils continueront à faire traîner les choses !
— C'est une bonne idée, me permis-je poliment, histoire de le brosser dans le sens du poil. Mais vous-même, n'avez-vous pas l'impression parfois d'être en butte à la société ? Auriez-vous un rapport difficile avec la hiérarchie… dans votre travail peut-être ?
— La hiérarchie ? Peuh ! lâcha-t-il avec mépris. La hiérarchie c'est moi. Le reste ne compte pas.
Il secouait la tête de droite et de gauche de façon presque tremblotante. Son poing droit se dressa et il martela sur le bras du fauteuil.
— Je ne supporte pas la médiocrité. Avec moi, c'est marche ou crève ! Quant à la société, elle sera ce que je déciderai qu'elle sera, ni plus ni moins !
Les vieillards aigris sont souvent méchants, notai-je mentalement. Celui-là ne faisait pas exception à la règle et ma sympathie pour lui s'envola. À n'en pas douter, il souffrait d'une hypertrophie du moi : cette surestimation de soi-même qui est au centre de la personnalité paranoïaque. Elle entraîne la mégalomanie, l'orgueil, le mépris des autres, la vanité parfois cachée derrière une fausse modestie superficielle. Je notai tout cela consciencieusement sur mon carnet.
— C'est comme mon bras droit ! Le seul en qui j'ai mis toute ma confiance, tout mon espoir…
Il agita un doigt menaçant devant lui.
— Je suis persuadé qu'il complote contre moi dans mon dos ! Si ça se trouve, il cherche à me tuer pour prendre ma place. Oh mais, il n'y parviendra pas, non, car je suis plus fort que lui ! Il ne m'arrive pas à la cheville le petit !
— Je vois, je vois… eh bien, eh bien… nous avons du pain sur la planche, hein ? Il me semble que nous devons entamer au plus vite vous et moi, un travail, basé sur le dialogue et la recherche de ce qui, dans votre vie, peut vous avoir amené à ce point… qui je vous rassure tout de suite, n'est pas un point de non-retour. Une bonne introspection, un retour sur vous-même, votre enfance… pourrait s'avérer utile à comprendre tout ce que vous ressentez en ce moment. Vous me parlerez de vos parents, de votre mère principalement et tout ce qu'elle a représenté pour vous… mais lors d'une prochaine séance, là, j'ai un autre rendez-vous. Il n'y a pas que vous au monde, vous comprenez ?
**
— Gentiment, j'ai ramené le petit vieux à la porte de mon cabinet mais pour autant que je me souvienne, il n'est pas revenu… C'était quatre ans après ce que certains appellent la bataille de Yavin, si ma mémoire est bonne.
— Et tu ne sais pas ce qu'il est devenu, papou ? s'enquiert mon petit bonhomme.
— Non, il est sans doute retourné dans l'ombre dans laquelle il semblait se complaire. D'ailleurs, ça me rappelle un autre personnage, bizarre lui aussi. C'était un soir, j'avais terminé mes consultations et j'ai entendu quelqu'un entrer dans la salle d'attente déjà éteinte. Je me levai pour voir qui pouvait bien passer sans rendez-vous. Un homme de forte stature se tenait dans l'obscurité, tout droit. C'était inquiétant. Ah, oui ! Je me rappelle mieux maintenant : ce qui était inquiétant, c'était sa respiration, forte, lente…
**
— Vous n'avez pas rendez-vous, observai-je légèrement contrarié.
En effet, Kura-Ka m'avait préparé une omelette d'œufs de Rikknits aux fines herbes, plat fort rare à l'époque, et il me tardait de rentrer chez nous la déguster. Aussi essayai-je de persuader l'importun de revenir une autre fois sur rendez-vous, mais sans que je comprenne pourquoi et tandis qu'amicalement il me faisait un petit geste circulaire de la main, je changeai d'avis et l'invitai à entrer.
— Vous avez des problèmes de respiration, ne pus-je m'empêcher d'observer.
Je suis grand comparé à un homme mais je le dominais à peine. Je me demande s'il n'avait pas des talons pour le grandir un peu. Il portait un casque noir intégral, un habit noir, une cape noire, des bottes noires, des gants noirs… bref, il était tout de noir vêtu.
— Voulez-vous me confier votre casque ? proposai-je.
Un geste de refus m'interrompit tandis qu'il s'asseyait sur le fauteuil en soufflant comme un phoque.
Insuffisance respiratoire ? notai-je sur mon carnet.
— Si vous ne voulez rien enlever, je vous écoute.
Il demeura un long moment sans parler ni d'ailleurs, sans bouger. Seule sa respiration rythmait les secondes que l'horloge anachronique de la pièce égrenait bruyamment. Enfin, il se décida.
— J'ai peur de la mort.
Je levai les sourcils, un peu étonné, car au fond, il est tout à fait légitime d'avoir peur de mourir. Ce n'est pas une maladie mentale mais une crainte tout à fait humaine. Je lui en fis l'observation. Il continua.
— J'ai une obsession : vaincre la mort et pas métaphoriquement.
— Ah, répondis-je, c'est autre chose… si vous y parvenez, vous serez le maître de la galaxie.
C'était un peu ironique j'en conviens, mais l'homme ne m'inspirait curieusement aucune empathie. Comme on dit vulgairement : "je ne le sentais pas" !
À ma grande surprise, il me répondit :
— Je suis déjà le Maître de la galaxie.
Ne sachant trop quoi répondre, je risquai :
— Je suis content pour vous, alors tout va bien. Il ne vous reste plus qu'à… vaincre la mort.
— J'ai aussi des choix à faire, ajouta-t-il.
Allant de surprise en surprise avec ce bonhomme, je lui laissai le temps de continuer, en ne disant rien.
— Je hais les choix ! J'ai l'impression d'avoir toujours fait le mauvais choix chaque fois que l'occasion s'est présentée ! À cause de cela, j'ai perdu ma mère, j'ai perdu ma femme, mon fils, mes copains, le rang que j'avais parmi eux et maintenant, il faut encore que je choisisse…
— Mais la possibilité de choisir est l'une des choses qui nous rend uniques parmi toutes les espèces de la galaxie. Le choix projette le futur dans le passé. Évidemment, il est souvent difficile de revenir dessus. D'ailleurs, y'a-t-il un bon et un mauvais choix au final ? Qui peut dire si l'avenir aurait été meilleur dans l'autre branche de l'alternative ?
J'écartai les bras en geste d'impuissance.
— Je ne peux hélas pas choisir pour vous. Votre… angoisse est certes compréhensible mais il n'appartient qu'à vous seul de la combattre.
Je me levai et allai jusqu'à une petite armoire située au fond de la pièce.
— Écoutez, il est tard et je dois partir. Je vous propose de nous revoir dans quelques jours pour discuter de tout cela plus en profondeur. D'ici là…
Je revins avec dans la main, un petit flacon contenant un liquide ambré.
— C'est un anxiolytique doux associé à un très léger somnifère… mais léger, hein, pour ne pas vous assommer la journée dans votre travail. Prenez donc…
Je tournai l'étiquette vers la lampe de mon bureau pour tenter d'en déchiffrer la posologie écrite en tous petits caractères et plissai les yeux.
— Je ne sais pas si c'est écrit douze ou cent-vingt gouttes…
Je tendis le flacon à mon visiteur.
— Dans le doute, prenez-en soixante gouttes, ça fera la moyenne, le soir avant de vous mettre au lit et revenez me voir dans sept jour, à dix-huit heures.
L'homme me tourna le dos pour sortir du bureau. Lorsqu'il fut sur le seuil de la porte de sortie, il se retourna vers moi et me fit un geste d'au-revoir en tendant une main vers moi. Au même moment, je dus avaler ma salive de travers, car ma gorge se serra brutalement m'obligeant à faire un effort pour respirer. je me massai vite les muscles du cou d'une main pour faire passer cette crampe tandis que l'homme me disait d'une voix apaisante :
— Je ne suis jamais venu vous voir, vous comprenez ? Jamais.
Puis il sortit pendant que ma crampe finissait de passer.
**
Del-Mal-Bin se redresse et se remet debout sur le ponton.
— C'est dommage, ça n'était pas des héros tous ces gens.
— J'ai bien peur que non mon petit poussin, mais tu sais, je ne pense pas avoir soigné de héros… les héros n'ont pas besoin de psychiatre pour les aider. Ce sont des gens qui accomplissent les plus grands exploits sans jamais douter de ce qu'ils font, sans jamais une once d'angoisse, ni peur, ni…
— En gros, ils sont pas comme toi ou moi… ils sont pas humains pour de vrai, objecte mon arrière-petit-fils en me surprenant par sa conclusion.
Je me lève à mon tour et hausse les épaules.
— Qui sait ? Peut-être que les héros, ça n'existe que dans notre imagination.
— Et les personnes dont tu viens de me parler, tu te rappelles leur nom ?
Je prends le petit par la main et l'entraine vers la maison.
— C'est l'heure de goûter, viens… leurs noms ? Ah, leurs noms... non, vraiment, c'est bien trop loin, je ne m'en souviens plus.
— Dommage, fait Del-Mal-Bin un peu désappointé.
— Ah, soupiré-je, s'ils avaient été de grands héros... peut-être m'en serais-je souvenu !